BUCHENWALD

Buchenwald, le KZ du " bois des hêtres ",
est le camp de concentration nazi classique.


KZ mais aussi camp de passage et de triage, il fournit la main d'œuvre à plus de cent kommandos. Il possède le vieux chêne à l'ombre duquel Goethe venait méditer, selon le légende.

LE KZ DE BUCHENWALD

Le KZ de Buchenwald est entré en service à la fin de juillet 1937. Il est situé en Thuringe, au nord-ouest d' Erfurt et au nord-est d' Iéna, sur la Saale, et près de Weimar, cette ville allemande qui fut jadis un grand foyer intellectuel, notamment grâce à Goethe (qui y mourut en 1832). Il est installé dans la forêt de l' Ettersberg, au flanc d'une colline balayée par le vent.

Autour de la place d'appel, une soixantaine de Blocks. Tout autour, des barbelés électrifiés et des miradors. Dans la partie supérieure, de grandes bâtisses en bois ou en pierres, le four crématoire, les cuisines, certains ateliers, la salle de désinfection et les douches. Dans la partie inférieure, celle du petit camp, les Blocks sont en bois. On pénètre dans ce camp par une large porte de fer forgé surmontée de la devise: "Jedem das seine", qui signifie: "À chacun son dû". Exemple de la sinistre ironie SS.

Le KZ avant la guerre (juillet 1937-septembre 1939)

A. Hitler ayant décidé de déclencher la guerre, un plan de quatre ans est lancé à l'automne 1936. Il prévoit notamment de créer un KZ à Buchenwald, camp qui devra abriter 3 000 détenus. Ils devront utiliser l'argile locale pour fabriquer des briques. Des prisonniers allemands sont donc amenés du KZ de Lichtenburg (qui sera dissous en août 1937). Ils défrichent la forêt sur le site choisi, travail qui se prolongera sur plusieurs années. Une carrière proche fournit la pierre nécessaire. Le KZ de Buchenwald va devenir une véritable ville avec ses rues, ses édifices en dur, ses usines. La construction de la voie ferrée et de la route (la " route du sang ") reliant le KZ à Weimar coûtera la vie à 10 000 déportés. L'allée centrale sera appelée le Carachoweg avec l'arrivée des Russes, avec son aigle de pierre que les déportés seront contraints de saluer obligatoirement à chacun de leur passage. A son carrefour, un poteau de bois sculpté indique deux directions: Celle des casernes des SS — et celle du camp des détenus représentés par un trafiquant, un prêtre, un juif et un " terroriste ".
À l'intérieur du camp, près des cuisines, un arbre a été pieusement préservé: " le chêne de Goethe " sous lequel le poète venait s'abriter pour penser et écrire.

À la fin de 1937, le KZ compte 2 912 détenus: communistes, socialistes, Témoins de Jéhovah, droits communs et prisonniers pour lesquels les registres indiquent simplement Sicherheit (détention de sûreté). Pendant cette première année, le KZ compte 48 décès — soi 1,65 % de son effectif. La rationalisation et la normalisation du système concentrationnaire, dans la première phase de l'existence des KZ, est l'œuvre de Theodor Eicke. Entré dans la SS en 1930, il devient commandant du KZ, de Dachau en 1933 et est nommé inspecteur général des KZ le 4 septembre 1936. Plusieurs camps avaient été créés anarchiquement par les SA et les SS dès la prise du pouvoir: Th. Eicke les aligne tous sur le modèle de Dachau. Et il les confie aux SS, qui en resteront les maîtres absolus jusqu'à la défaite du Reich. Les commandants du camp sont : Karl Koch (1937 - 1941) et Hermann Pister (1942 - 1945).

De 1937 à la fin, c'est la Gestapo qui, seule, désigne les lieux d'internement des détenus. D'après les règlements rédigés par Eicke, pendant la "période nationale" des KZ, c'est-à-dire jusqu'en 1939, l'idée de rééducation prime sur celle de l'élimination, les détenus jugés dangereux pour le régime ayant été exécutés peu après leur arrestation. Jusqu'en 1937, les prisonniers ne sont pas astreints au travail, sauf pour l'aménagement, l'entretien et le fonctionnement des camps. Mais cela n'exclut pas la brutalité. Déjà les SS désignent les déportés comme des Kopf (têtes) ou des Stück (morceaux).

Un curieux témoignage existe sur la condition des détenus. Le 22 mars 1937 l'ambassadeur allemand à Moscou adresse au ministère des Affaires étrangères de Berlin un texte paru dans les Izvestia le 10 mars 1937, intitulé " Dans les chambres de torture de Hitler ", et consacré au camp de concentration de Lichtenburg. Il a vraisemblablement été envoyé en URSS par un interné de ce camp évadé ou libéré. Ce règlement est calqué sur celui que Eicke a établi pour Dachau en 1933, et qui est devenu celui de tous les KZ uniformisés sous son autorité. En voici quelques passages principaux:

" Art. 6. — Est condamné aux arrêts de rigueur de huit jours et à vingt-cinq coups au début et à la fin de l'arrêt, celui qui insulte un SS ou se moque de lui, celui qui refuse de saluer conformément au règlement ou qui montre par toute son attitude qu'il ne veut pas tenir compte du règlement.
" Art. 8. — Est condamné aux arrêts de rigueur de quatorze jours et à vingt-cinq coups,
" 1) — celui qui, sans autorisation, quitte une colonne de travail en marche;
" 2) — celui qui, dans des lettres ou par tout autre moyen, se laisse aller à des déclarations sur le Führer, l'Etat, le régime, les autorités et les règlements, celui qui honore les chefs marxistes ou libéraux..., celui qui raconte les événements de la vie du camp ou celui qui, dans ses lettres, fait un récit mensonger de ses malheurs et introduit ainsi le trouble dans la population.
" Art. 11. — Celui qui, par écrit ou oralement, charge d'un message une personne libérée du camp, celui qui écrit des lettres clandestines, celui qui, par une lumière ou d'autres signaux, communique avec le monde extérieur, celui qui cherche à entraîner les autres à l'évasion ou à une faute, celui qui agit ou favorise une telle entreprise, sera pendu comme un mutin.
" Art. 12. — Celui qui offense un homme de garde ou un SS, celui qui, dans un esprit de révolte, refuse d'obéir ou de travailler ou qui abandonne par révolte la colonne ou le lieu de travail, celui qui siffle pendant une marche ou pendant le travail, ricane ou parle, sera fusillé sur-le-champ comme émeutier, ou sera condamné à mort par étranglement. "

Déjà, la mort est largement dispensée. En outre, l'appréciation de la gravité de la faute est laissée aux seuls SS, qui disposent donc en fait de la vie de chaque détenu.

Le KZ pendant la guerre (septembre 1939-1945)

Le 3 septembre 1939, Reinhard Heydrich, chef du RSHA, adresse à tous les responsables de la Gestapo une circulaire leur commandant d'assurer à tout prix la sécurité intérieure du pays en guerre et de sévir plus énergiquement contre les saboteurs, les marxistes, les communistes (le pacte germano-soviétique n'entraînant aucun adoucissement du sort des communistes allemands). Au fil des victoires de la Wehrmacht arrivent dans les KZ des femmes et des hommes soupçonnés d'être communistes ou antinazis: Autrichiens en 1938 après l'Anschluss, Tchèques en 1939, puis ressortissants de l' Europe centrale et orientale conquise, puis enfin en octobre 1941 les premiers Soviétiques.

Par son ordonnance d'application du 2 janvier 1941, Heydrich classe les KZ en trois catégories:

Catégorie 1 (KZ de Dachau) : pour les détenus âgés mais capables d'être employés à de petits travaux comme le jardinage; les prêtres y sont internés après les accords de 1943 avec le Vatican;

Catégorie 2 (KZ de Buchenwald, Flossenbürg, Neuengamme, Auschwitz-Birkenau) : pour les détenus sur qui pèsent de lourdes charges, mais qui sont pourtant susceptibles d'amendement;

Catégorie 3 (le seul KZ de Mauthausen) : pour les irrécupérables: criminels endurcis, asociaux, déportés non susceptibles d'éducation.

En fait, la réalité concentrationnaire va s'inscrire en faux contre cette classification. Il s'agit probablement là d'une opération de camouflage, destinée à déguiser la réalité concentrationnaire au regard de l'étranger, et peut-être même du peuple allemand. De telles manœuvres de propagande vont se multiplier. L'exemple des déportés français est éloquent: de 1941 à 1944, 700 convois de déportés venant de France arrivent dans le Reich. La plus grande partie comprenant surtout des juifs est acheminée sur Auschwitz. Les politiques, les résistants sont eux dirigés vers les autres KZ sans qu'il soit possible d'établir une relation logique entre la cause de l'arrestation, l'importance du délit effectif ou supposé, l'appartenance sociale ou idéologique, etc. Il est évident que le lieu d'acheminement est beaucoup plus fonction de l'état d'encombrement des camps en Allemagne ou, surtout à partir de 1944, des besoins de l'économie de guerre du Reich.

Le calvaire des déportés est comparable dans tous les KZ. Sobre et précis, le témoignage du contrôleur général honoraire Fernand Gadéa, ancien de Buchenwald, a valeur d'exemple. Les déportés, arrêtés, interrogés et la plupart du temps torturés par la Gestapo, sont dirigés vers les KZ dans des wagons à bestiaux cadenassés. Ils sont entassés à plus de 100 par wagon et ne peuvent donc pas s'allonger pour dormir. Ils ne disposent que d'une seule tinette placée au milieu du wagon. Le trajet dure plusieurs jours (du 30 juillet au 5 août 1944 pour F. Gadéa). L'été, l'atmosphère devient vite irrespirable. Les malheureux souffrent de la brutalité des gardiens, de la faim et surtout de la soif.

L'arrivée au KZ

Laissons la parole à F. Gadéa :

« Le convoi s'arrêta et nous comprîmes, aux cris des SS qui entouraient les wagons et aux aboiements féroces des chiens tenus en laisse, que nous étions arrivés à destination. Il était environ 21 heures lorsque nous nous sommes trouvés, à près d'un millier, sur le quai de la gare de Buchenwald. Encadrés par des SS en armes et entourés de chiens aussi hauts que de petits ânes, nous nous sommes engagés sur une longue avenue bordée de petits pavillons d'habitation — les logements des officiers et sous-officiers SS — pour arriver après dix minutes de marche à la porte monumentale du camp. À l'intérieur, sur une grande place entourée de bâtiments imposants, nous avons été comptés et recomptés, par des hommes vêtus d'uniformes bizarres: pantalons rouges, vestes et bérets bleus, puis dirigés dans une immense salle de douche où nous sommes restés entassés les uns sur les autres jusqu'au matin. C'est au cours de cette nuit que nous avons vu pour la première fois les, sinistres tenues rayées et que nous nous sommes rendu compte que nous étions au bagne. »

L'incorporation

« Au matin du 6 août, on nous fit sortir pour nous rassembler sur terre-plein. Nous fûmes dirigés, après ce moment de répit, vers de grandes salles où l'on devait procéder à notre incorporation rondement menée. En quelques secondes je me retrouvai entièrement nu dépouillé de mes bagues, montre, argent, documents et souvenirs. Comme je manifestais mon étonnement, je reçus des préposés — internés allemands déjà anciens — la première distribution de coups de la journée. Nous échouâmes, dans ce simple appareil, dans une autre salle où quelques dizaines d' "anciens" armés de tondeuses et de rasoirs firent disparaître avec conviction et dextérité nos cheveux et notre système pileux. De là, on nous poussa dans une salle dite de douche où le savon était remplacé par de la sciure mouillée. On nous obligea, en usant de brutalités et d'injures, à nous enduire le corps de cette mixture avant de passer sous la douche. Quelques compatriotes, une dizaine, qui portaient des lunettes furent sommés de les déposer dans un coin avant de se livrer à ces ablutions générales. Après la douche, quand on leur ordonna de reprendre leurs lunettes, ils n'étaient plus seuls à se conformer aux injonctions. D'autres, assez nombreux, se ruèrent en même temps qu'eux pour exécuter dans la confusion le mouvement commandé. Cet incident mettait déjà en relief l'efficacité des méthodes nazies. Il faut dire que le voyage Saint-Sulpice Buchenwald nous avait tous affaiblis, et que certains, dont j'étais, avaient en ces quelques jours perdu 8 à 10 kilos. Il faut ajouter aussi que les distributions de coups et les concerts répétés d'injures, de menaces et de commandements avaient achevé notre mise en condition. On nous conduisit ensuite dans des salles de désinfection où chaque préposé s'affairait, avec un pinceau imbibé d'un liquide verdâtre ou un pulvérisateur, à badigeonner ou à asperger les parties les plus intimes de notre corps. Puis on nous amena, toujours nus, dans des immenses magasins où l'on nous remit de vieux vêtements que nos bons clochards n'auraient certainement pas voulu mettre. Au dos de chaque veste une immense croix de Saint-André avec les lettres KLB (Konzentration Lager Buchenwald) étaient peintes en rouge, tandis que les pantalons portaient, sur le côté extérieur, une bande de la même couleur; une vieille casquette faisait office de couvre-chef; aux pieds des semelles de bois recouvertes d'une lanière de toile synthétique. »

Le petit camp

« Notre immatriculation réalisée, nous avons été dirigés vers le "petit camp" dit "camp de passage" et parqués dans des Blocks. J'étais affecté avec de nombreux Français de mon convoi au Block 52, longue baraque de bois d'une quarantaine de mètres de long sur 8 à 10 de large, et dans laquelle nous étions entassés sur trois niveaux de bat-flanc disposés de chaque côté dans le sens de la longueur. Au milieu un passage assez large permettait l'accès aux bat-flanc. On avait l'impression d'être embarqués sur une immense trirème antique. Ce Block était placé sous la direction d'un Allemand qui se disait antinazi et qui était interné depuis de nombreuses années. Lors du premier appel, il vint à moi et m'administra, pour des raisons que j'ignore encore, une magistrale correction qui ne prit fin que lorsque le souffle lui manqua. La nuit se passa sans fait notable. Nous étions si nombreux qu'il nous était impossible de nous allonger sur le dos, nous dormîmes tête-bêche sur le côté, serrés les uns contre les autres. Le lendemain des camarades du Block ayant quelques notions de couture fixèrent sur nos vestes à la hauteur de la poche supérieure gauche notre numéro matricule surmonté d'un petit triangle d'étoffe rouge portant la lettre F. Nous sûmes très vite que les internés étaient classés par catégorie, et que la couleur du triangle indiquait leurs antécédents. La lettre donnait la nationalité. Nous pûmes ainsi mieux connaître la topographie du camp et les lieux d'implantation des principaux bâtiments. Les clôtures, apparemment infranchissables tant elles étaient hautes, étaient constituées de plusieurs rangées de barbelés électrifiés. Elles étaient surveillées en permanence, de l'extérieur et du haut des nombreux miradors qui les jalonnaient, par des SS dotés d'armes automatiques. Des chiens complétaient ce dispositif qui était renforcé la nuit par de puissants projecteurs. Le petit camp, qui était séparé du grand par de puissants barbelés ajourés en quelques points de chicanes jalousement gardées, contenait 7 à 8 mille individus de tous âges et de toutes origines, vivant dans une atmosphère de tour de Babel. On y parlait toutes les langues et le moindre objet — bouton, épingle de nourrice, aiguille, boite en fer blanc — prenait ici une valeur insoupçonnée ailleurs. Les échanges donnaient lieu à de longs palabres qui se terminaient souvent par de véritables batailles à l'issue desquelles les moins astucieux et les moins forts se retiraient dépouillés et rossés. »

Les corvées

« Une fois mensurés et photographiés, nous avons accompli notre première corvée qui consistait à transporter des pierres de la carrière au camp. Cette carrière, située à environ 1,5 kilomètre du lieu de détention, offrait un spectacle hallucinant. Sur les pitons et aux points les plus bas, des SS en armes et quelques conducteurs de chiens montaient une garde. Les malheureux qui y étaient affectés devaient maintenir, sous une avalanche de coups de triques et d'injures, une cadence de travail des plus accélérées. Après l'extraction à l'explosif, la dislocation des blocs s'effectuait au pic dans des conditions inhumaines et dans une atmosphère de sauvagerie entretenue par les kapos et les Vorarbeiters sous l'œil narquois des SS. Nous nous chargions de pierres et nous retournions au camp pour les déposer auprès des maçons, des internés comme nous, occupés à construire les assises de Blocks imposants.
D'autres corvées plus pénibles nous attendaient, en particulier celle du Cheisskommando. Toutes les déjections des détenus, reçues dans des fosses alimentées d'un filet d'eau et sur les petits murs desquelles il fallait s'asseoir en rang et dos à dos pour faire ses besoins, parvenaient par un système de canalisations souterraines dans des bassins installés dans la partie basse du camp. Ces bassins, peu profonds, du genre marais salants, recevaient les matières fécales qui se diluaient dans l'eau. Sous l'action de l'air et du soleil, l'eau s'évaporait et à la surface apparaissait bien vite une croûte que nous devions ramasser à l'aide de pelles et étendre sur des aires proches. Quand ces matières étaient presque sèches, nous les transportions sur des civières à proximité des jardins, où nous les entassions dans des sacs qui étaient chargés sur des camions qui se dirigeaient ensuite vers l'extérieur. Les Français du Block 52 étaient peu nombreux à effectuer ce travail, une dizaine au plus. Chaque fois nous étions incorporés manu militari à cette équipe spéciale d'une cinquantaine de détenus de nationalités différentes, auxquels on faisait subir les pires brimades. Il ne se passait pas de jour sans que les SS et les kapos n'aient la fantaisie de nous pousser dans cette eau nauséabonde. Nous devions ainsi travailler dans une odeur pestilentielle, entourés de mouches et de moustiques attirés par les matières fécales qui avaient imprégné nos loques. Nous connaissions les moments les plus déprimants à notre retour. Après l'appel, souvent interminable, nous étions contraints par les Stubendienst — les préposés au service du Block — de rester dehors et d'attendre le milieu de la nuit ou le petit jour avant d'entrer. Nous traînions avec nous une puanteur indicible que nous nous efforcions d'atténuer lorsque nous avions le bonheur d'avoir un peu d'eau pour rincer nos défroques et nous laver.»

La nourriture

« La nourriture était des plus légères. Un demi-litre de soupe distribuée à des heures irrégulières, tantôt le matin, tantôt le soir, une tranche de pain noir accompagnée d'un bâton de tafel-margarine ou d'une cuillerée de mélasse constituaient l'ordinaire journalier, amélioré quelquefois de raves crues. »

Les piqûres

« Les autorités sanitaires du camp allaient bientôt appliquer leur programme de prévention: une série de piqûres. Après le rassemblement, trois infirmiers se plaçaient devant chaque file. L'un à l'aide d'un pinceau qu'il trempait dans un récipient contenant un liquide désinfectant badigeonnait la partie du corps qui lui avait été désignée par celui qu'on nommait le Docteur, l'autre armé d'une seringue contenant environ trois quarts de litre d'une solution verdâtre, bleue ou blanche selon les jours, injectait dans chaque corps la dose prescrite, le troisième avec un pinceau désinfectait à nouveau la partie qui avait été piquée. On nous piqua ainsi au bras, au ventre, au dos, au thorax, huit à neuf fois si mes souvenirs sont exacts. Ces opérations étaient toujours rondement menées; en quelques minutes plusieurs centaines de détenus étaient piqués. L'aiguille, qui s'ébréchait rapidement, provoquait chez les derniers des sensations particulièrement désagréables. Les bruits les plus divers circulaient à propos de ces piqûres. Les uns prétendaient qu'on nous stérilisait, les autres estimaient qu'on pratiquait sur nous des expériences, certains enfin pensaient tout simplement que les Allemands s'employaient à réduire les risques d'épidémie. C'était, je crois, l'opinion la plus plausible. »

La maison close

« Et nous allions, au fil des jours, de surprise en surprise. Nous fûmes intrigués, les premiers temps de notre détention, par un chalet entouré de barbelés et situé à une trentaine de mètres de la limite du "petit camp". Nous sûmes rapidement que c'était une maison de plaisir réservée aux militaires et aux plus hauts cadres de la maîtrise: kapos et les chefs de Blocks. Il y avait là une vingtaine de jeunes femmes, la plupart blondes, qui se livraient chaque matin, sur un terrain de sports attenant au chalet, à des exercices de culture physique sous la direction d'un moniteur et la surveillance de la responsable de l'établissement. Le soir, les SS et leurs collaborateurs, pourvus de tickets délivrés par un service spécial, pouvaient leur rendre visite. L'entrée avait lieu, après contrôle, par des portes différentes selon qu s'agissait de militaires ou de leurs valets. »

Le grand camp

« On apprit rapidement que les conditions d'internement des anciens installés au "grand camp" étaient différentes des nôtres. Les internés de toutes nationalités, au nombre de 40 000 environ, travaillant, pour la plupart, dans les usines ou à la carrière, portaient tous la tenue rayée et, lorsqu'ils se découvraient, ils arboraient une coupe de cheveux d'une originalité des plus dégradantes. Les uns avaient au centre du crâne, du front à la nuque, une raie de 3 à 4 centimètres de largeur faite à la tondeuse ou au rasoir, dans les cheveux de quelques millimètres. Les autres avaient les parties latérales de la tête rasées et portaient en cimier la raie que les précédents avaient en profondeur. Très tôt, chaque matin, nous percevions les flonflons d'une musique de cirque. C'était la fanfare du camp qui se produisait à la porte monumentale au moment où les détenus du "grand camp", après avoir été comptés et recomptés, se rendaient, par groupes, au travail dans les usines situées autour de Buchenwald. Au retour, en fin d'après-midi, la même scène se renouvelait agrémentée d'injures dont l'ensemble, mêlé à la partie musicale, constituait une contre-fugue d'un effet des plus déprimants. Les musiciens, qui étaient tous des internés, portaient effectivement la tenue des musiciens de cirque d'outre-Rhin, culotte rouge, tunique, béret bleu et bottes noires souples. Ceux qui appartenaient à cette fanfare bénéficiaient d'un régime assez doux. La plupart d'entre eux aidaient les policiers du camp à réceptionner les nouveaux arrivants et à former les convois vers l'extérieur. C'était donc des musiciens qui nous avaient accueillis le soir de notre arrivée. »

Le bombardement du 25 août 1944

« Le 25 août 1944 fut pour nous une date mémorable. Nous nous trouvions assez nombreux ce jour-là, vers 11 heures, à l'intérieur du Block, pour des raisons que j'ai depuis oubliées, quand l'alerte sonna. Nous n'y prêtions pas tellement attention car les alertes étaient nombreuses. Ce ne fut que quelques minutes plus tard que nous comprîmes que nous étions en danger. Pendant près d'une demi-heure, les vagues de bombardiers se succédèrent dans le fracas des accélérations des appareils et des explosions. On sut très vite que le camp n'avait presque pas été atteint mais que les usines, les casernes qui le bordaient avaient été en grande partie sérieusement endommagées. La fin de l'alerte sonna et nous pûmes, au milieu des cris des kapos et des SS affolés, mesurer l'ampleur des dégâts. Les secours s'organisèrent dans un désordre indescriptible. Les blessés étaient transportés selon leur état à dos d'homme ou sur des civières de fortune, faites de branches d'arbres hâtivement coupées, vers les Reviers et la maison de joie transformée en hôpital. On lavait les plaies à l'eau, on tentait d'arrêter les hémorragies à l'aide de garots faits de ficelles, de fils électriques, on tamponnait les plaies avec des chiffons et des papiers, on incisait, on amputait à froid. Plusieurs bungalows construits sur les pentes de Buchenwald en dehors du camp, et dans lesquels étaient installés des internés de marque, furent touchés par ce bombardement. C'est dans l'un de ceux-ci que la princesse Mafalda, épouse du prince de Hesse, fille du roi d' Italie, fut grièvement blessée. Transportée au chalet elle devait y décéder. Les pavillons des officiers et des sous-officiers SS avaient été pulvérisés, les casernes en grande partie démolies. Partout des lambeaux de chair, du sang, des cadavres qui n'avaient pas encore été retirés. À l'intérieur du camp, non loin de la place d'appel et des cuisines, le vieux chêne à l'ombre duquel, selon des données de l'histoire, Goethe venait souvent méditer avait été partiellement brûlé. Certains, évoquant une pensée du poète, voyaient en cet événement la fin du IIIe Reich. L'état-major SS du camp réagit promptement et la reprise en main des internés intervint dans la soirée. Le lendemain et les jours qui suivirent, nous fûmes occupés à des travaux de déblaiement. Les fours crématoires fonctionnèrent sans arrêt jour et nuit. »

Bilan officiel du bombardement: 450 détenus tués et 2 005 blessés, 161 militaires allemands tués et 450 blessés, 16 civils allemands travaillant dans les usines tués et 40 blessés. En réalité, les pertes furent plus élevées: les SS et civils allemands ont eu 600 à 700 morts; la mortalité a été effroyable parmi les déportés blessés transportés au Revier.

Arrivé le 5 août 1944, interné au "petit camp", F. Gadéa en part le 8 septembre avec un kommando pour Peissen, dans la région de Bernburg, à la limite de l'Anhalt et de la Saxe, pour travailler à la construction d'un camp. Pendant sa détention au "petit camp" de Buchenwald, il n'a pas connu les souffrances des détenus du "grand camp". Du moins sa description objective permet-elle d'avoir idée exacte du sort des détenus des KZ nazis.

Les expériences médicales

Buchenwald est l'un des KZ où les nazis entreprirent des expériences médicales sur les cobayes humains qu'étaient les déportés livrés sans défense à la discrétion de leurs bourreaux. Mon ami le docteur Jean Rousset, membre du réseau Buckmaster, déporté pendant dix-huit mois à Buchenwald, a été l'un des médecins du Revier. Voici comment ce praticien décrit les recherches pseudo-scientifiques sur le typhus poursuivies à Buchenwald dans le Block 46:

« L'inoculation du typhus exanthématique aux individus sains se fit à Buchenwald de différentes façons: d'abord par piqûre de poux infectés sur des individus malades, puis par injection de broyage de poux infecté, enfin par injection de sang d'individus atteints. Cette dernière méthode se révéla la plus fidèle et c'est la seule qui fut retenue. À notre arrivée au camp, elle atteignait un très haut degré de précision. Le détenu sain convoqué comme sujet d'expérience était immédiatement inoculé. Le plus souvent, Arthur , suivant les desiderata de ses maîtres SS, lui injectait de 1/10 à 1/2 centimètre cube de sang prélevé sur un malade en expérience ou atteint spontanément pour obtenir une infection au bout de 14 jours d'incubation, ou 22 centimètres cubes s'il s'agissait d'obtenir une incubation de 7 jours. On entretenait continuellement deux hommes-souches (nous allions écrire deux cobayes-souches) qui permettaient d'entreprendre n'importe quelle série d'expériences à la demande de la direction SS. Car, en réalité, le Block 46 était jumelé avec un autre Block, le numéro 50, où se poursuivaient des recherches de sérothérapie et de vaccinothérapie. Le maître de ces lieux était un ancien ouvrier confiseur de Vienne promu, par la grâce du régime, "savant" en titre de cet organisme désigné, par euphémisme sans doute, Institut d'hygiène des SS. Lorsqu'une "découverte" était au point au Block 50, l'activité destructive du Block 46 redoublait. Des prisonniers étaient choisis pour établir l'efficacité du produit étudié et des médicaments divers proposés par l' IG Farben. Durant une quinzaine de jours, ils bénéficiaient d'une bonne nourriture composée de lait, de beurre, d'œufs et de sucre. Puis un fort pourcentage d'entre eux (80 à 90 %) étaient inoculés grâce aux "souches" et tous, malades et bien-portants, étaient mis au traitement, ce qui permettait de juger à la fois de son activité thérapeutique et de sa toxicité. Dans un cas que nous avons pu connaître, le traitement consistait en une seule injection de 1200 centimètres cubes d'un "sérum" (?) qui devait être injecté dans une veine "à toute vitesse", et l'expérimentateur avait particulièrement insisté sur la nécessité de la rapidité de cette injection. Le résultat de cette thérapeutique fut un peu douloureux pour son inventeur: tous les typhiques moururent dans les 48 heures, quant aux sujets sains, nous avons ignoré leur sort ultérieur. Lorsqu'il s'agissait d'un vaccin, les prisonniers étaient, bien entendu, d'abord vaccinés, puis quinze jours après la dernière injection de vaccin, ils étaient inoculés. Dans ce cas, un certain nombre de "témoins" étaient infectés en même temps qu'eux pour que l'on puisse juger de l'activité de la souche typhique et du vaccin. La mort commençait à intervenir dans les dix jours qui suivaient l'inoculation. Suivant l'efficacité du produit étudié, les vaccinés résistaient plus ou moins bien. Nous avons connu des mortalités de 80 à 90 %, mais nous devons à la vérité de dire qu'il y en eut de 5 à 10 %, ce qui n'avait d'ailleurs aucune importance pour les "cobayes" rescapés, puisque, les expériences terminées, ils étaient supprimés par la méthode habituelle du Block, c'est-à-dire par injection d'acide phénique. En juillet 1944 par exemple, ces expériences coûtèrent la vie à 156 prisonniers. »

Le docteur Rousset ajoute:

« Pour bien fixer les responsabilités en ce qui concerne l'existence du Block 46 dans le camp de Buchenwald, précisons qu'il avait été réservé pour l'expérimentation sur l'homme dès le 2 janvier 1942 sur l'ordre de l'Académie médico-militaire de la Wehrmacht de Berlin. Le Block 50 (Hygien Institut des Waffen SS) avait été fondé en septembre 1943 par le Sturmbannführer Erwin Ding-Schuler. L'ensemble était placé sous la protection d' Himmler et dirigé par des SS qui allaient fréquemment rendre compte de leur activité à Berlin. Il ne s'agissait donc pas d'organismes nés du sadisme d'un simple commandant de camp. »

Le docteur Rousset précise que les nazis prenaient grand soin de dissimuler ces activités. Il indique, parmi les autres attentats contre la personne humaine perpétrés à Buchenwald, la stérilisation pratiquée couramment au Revier par le médecin-chef Schiedlausky lui-même, ainsi que les prélèvements de sang (jusqu'à 500 grammes par prise) sur les déportés invalides au profit de la Wehrmacht. Pendant ce temps, les autres déportés étaient astreints au travail dans les kommandos. Buchenwald Suite .....