BUCHENWALD ET LES KOMMANDOS
(1943-décembre 1944)
Olga Wormser-Migot donne des précisions sur les grandes centrales concentrationnaires et sur les kommandos extérieurs, s'appuyant sur des archives assez abondantes en ce domaine.
La centrale de Buchenwald
Du 19 juillet 1937 au 1er avril 1945, le nombre
de détenus à Buchenwald est passé
de 149 à 80 436 (y compris les kommandos extérieurs):
19 juillet 1937, 149; 1er janvier 1938, 2 557; 1er janvier 1939,
11 028; 1er janvier 1940, 11 807; 1er janvier 1941, 7 440;
1er janvier 1942, 7 920; 1er janvier 1943, 9 517; 1er janvier
1944, 37 319; 1er janvier 1945, 63 048; 1er mars 1945, 86 232;
1er avril 1945, 80 436. À Buchenwald
même, les détenus ont construit le camp, y compris les bâtiments
de la Kommandantur, les casernes, les garages des troupes, les cuisines, entrepôts,
ateliers, etc. À l'extérieur camp, ils ont construit toutes les
routes dans la circonscription Buchenwald, ainsi
que la route menant du camp à la route nationale de Weimar, avec
un embranchement vers les entreprises SS SiedlundKlein-Obringen.
Dans le camp même, les détenus ont travaillé dans les firmes
SS:
DAW, installées en septembre 1940 avec 532 détenus. Jusqu'au bombardement d'août 1944, ces entreprises employaient 1400 détenus. Après le bombardement, de nouveaux bâtiments furent reconstruits;
Dans les entreprises Gustloff-Werke, installées dans le camp, travaillaient 280 détenus le 23 février 1942 (jusqu'à 3 000 au moment du bombardement);
A la Mibau, ouverte en 1943
avec 30 détenus et qui en comptera 1500 au moment du bombardement.
Ainsi, la quantité maximale de détenus employés dans les
entreprises à l'intérieur du KZ était de 5 900;
Les horaires de travail à partir du début de la guerre étaient de 7 heures à 17 heures en hiver, de 5 heures à 19 heures en été, et à partir de 1944 de 6 heures à 18 heures, avec suppression du repos du dimanche.
Les kommandos extérieurs
À partir de 1943, des milliers de déportés
affluent à Buchenwald. Après la station
obligatoire dans le "petit camp" (le camp de quarantaine),
ils sont dirigés sur des kommandos extérieurs: le KZ fonctionne
donc comme un centre de tri de main-d'uvre. D'après O.
Wormser-Migot, il y aura 107 kommandos extérieurs: au 31
décembre 1940, 7 440 déportés travaillaient
dans 2 kommandos extérieurs, et le 31 mars 1945, les 107
kommandos extérieurs emploieront 80 436 détenus. Ces kommandos
comptent quelques centaines de détenus (200 pour la fabrique de
munitions Oberndorf) à plusieurs milliers (5 875 pour Junkerswerken).
Certains, celui d' Ohrdruf par exemple, le plus sinistre de tous, avec
10 989 détenus chargés de construire des galeries souterraines,
voient mourir, chaque semaine, dit-on, un détenu sur trois. Dora
était un kommando de Buchenwald avant de devenir
un KZ autonome et n'est donc pas pris en compte dans la statistique ci-dessus.
L'exemple de Neu-Stassfurt illustre ce qu'est un
kommando de Buchenwald.
Liste des kommandos
Abterode - Adorf - Allendorf - Altenburg - Annaburg - Arnstadt - Arolsen - Artern - Ascherleben - Baalberg - Bad Berja - Bad Godesberg - Bad Handersheim - Bad Salzungen - Ballenstadt - Baubrigade I-X - Bensberg - Berga/Elster - Berlstedt - Bernburg - Billroda - Birkhan-motzlich - Bischofferode - Blankenburg - Blankenheim - Bleicherode - Bochum - Bodtenberg - Braunschweig - Buttelstedt - Böhlen - Clus - Coblence - Colditz - Cologne - Crawinkel - Dernau - Dessau - Dornburg - Dortmund - Duderstadt - üsseldorf - Eisenach - Ellrich - Elsnig - Eschenhausen - Essen - Floeszberg - Freitheit-Osterode - Gandersheim - Gelsenkirchen - Giessen - Gleina - Goettingen - Goslar - Grasleben - Grosswerther - Gunzerode - Hadmersleben - Halberstadt - Halberstadt-zwieberge - Hardehausen - Harzungen - Hasserode - Herzberg/Elster - Hessich-Lichtenau - Hinzert - Hohlstedt - Holzen - Ilfeld - Ilsenburg - Jena - Kassel - Kelbra - Klein bischofferode - Klein bodungen - Klein niedergerba - Kleinnoshersleben - Kranichfeld - Köln - Langensalsa - Langenstein - Lauenberg - Lehensten - Leimbach - Leipzig - Leopoldshall - Lippstadt - Lohausen - Luetzkendorf - Magdeburg - Markkleeberg - Merseburg - Meuselwitz - Muhlhausen - Neustadt - Niederhagen - Niederorshel - Niedersachswerfen - Nordhausen - Nuxei - Oberndorf - Ohrdruf - Oschersleben - Osterhagen - Osterode - Penig - Plomnitz - Quedlindburg - Raguhn - Rehmsdorf - Roemhild - Rossla - Rothenburg - Rottleberode - Saalfeld Oertelsbruch - Salza-Thuringe - Sangerhausen - Schlieben - Schoenau - Schwalbe V - Schwerte - Schönbeck - Sennelager - Soemerda - Sollstedt - Sonneberg - Stassfurt - Stutzpunkt Sauerland 1 - Suhl - Tanndora - Tannenwald - Taucha - Thekla - Tonndorf - Torgau - Trautenstein - Troeglits - Unna - Walkenried-Wolfleben - Wansleben - Weimar - Weimar-Fischtenhain - Werferlingen - Wernigerode - Westeregeln - Wickerode - Wieda - Witten-Annen - Woebbelin - Wolfen - Wuppertal - Zeitz - Zella Mehlis - Zorbig .
Le kommando de Neu-Stassfurt
Le kommando de Neu-Stassfurt a été
présenté d'une façon précise et complète
dans l'excellente monographie qu'a eu l'amabilité de me remettre un ancien
de ce kommando, M. Paul Bonte. En voici l'essentiel.
Le 13 septembre 1944, un transport de 480 déportés
part de Buchenwald. Il arrive le 14 à
Bruchfeld-Neu-Stassfurt, dans le Kreis de Stassfurt, ville
qui se trouve dans le land de Saxe-Anhalt, à 30 kilomètres
au sud de Magdebourg. C'est une ville d'importance moyenne, connue pour
ses mines de sel et de potasse. Le kommando est installé à proximité
d'un des nombreux puits de mine. Les SS le désignent sous le nom
de code "Reh" (chevreuil). Mais les déportés
l'appelleront "kommando de Neu-Stassfurt".
Le camp
Il est situé au cur d'une lande inculte, plate et
dénudée, parsemée de crevasses et d'entonnoirs dus à
la mine. Il se présente sous la forme d'un rectangle de 400 mètres
de long sur 150 mètres de large. Il se compose de quatre baraques
(Blocks) parallèles en bois. À l'extérieur de la double
ligne de barbelés ceinturant le camp, deux baraquements, servent de cantonnement
aux gardiens SS.
Le camp est neuf. Des prisonniers de guerre italiens sont en train d'installer
les barbelés quand les déportés arrivent le 14 septembre1944.
Ils y resteront jusqu'à l'évacuation du kommando le 11 avril
1945.
Les déportés
Les 480 déportés provenaient des prisons
françaises. En janvier 1945, 300 déportés
juifs polonais, russes, hongrois, provenant d'Auschwitz
via Buchenwald, renforcent le kommando et travaillent
dans des équipes distinctes, ayant très peu de rapports avec les
Français. Les détenus sont encadrés comme dans les
KZ. Les kapos se montrent brutaux et sadiques. L'infirmerie du
camp est tenue par un médecin déporté, assisté d'un
infirmier et d'un secrétaire, sous l'autorité d'un sous-officier
SS. La garde du camp et la surveillance des kommandos de travail sont
assurées par une trentaine de SS commandés par un adjudant-chef.
Ils sont pour la plupart jeunes et ont été réformés
à la suite de blessures reçues en Russie.
Les renseignements fournis par les archives de Buchenwald,
les témoignages des survivants et les déclarations des familles
des disparus ont permis de dresser un état des 480 déportés
du kommando de Neu-Stassfurt : 15 ont moins
de 18 ans, 71 de 18 à 20 ans, 128 de 21 à 25 ans,
53 de 26 à 30 ans, 72 de 31 à 35 ans, 51
de 36 à 40 ans, 34 de 41 à 45 ans, 27 de 46 à
50 ans, 16 de 51 à 55 ans et 13 plus de 55 ans.
Le travail
Les détenus travaillent soit dans la mine, soit en surface.
Situé à quelques kilomètres de Loderburg et d'Atzendorf,
et à 1 kilomètre du camp, le puits 6 est l'un des
principaux sites des mines de sel et de potasse de Stassfurt. 300
détenus travaillent à moins 400 mètres, à
moins 430 mètres et à moins 460 mètres. Divisés
en deux équipes, l'une de jour et l'autre de nuit, ils sont employés
douze heures durant dans différentes équipes chargées d'aménager
d'immenses salles souterraines, destinées à accueillir une gigantesque
usine de fabrication de moteurs d'avions à réaction. Leur travail
consiste à dégager les galeries, à transporter par wagonnets
le sable et l'eau nécessaires aux bétonnières, à
niveler les salles pour les bétonner ensuite. 150 déportés
répartis dans plusieurs kommandos travaillent en surface, principalement
à proximité du puits 7 situé à 2 kilomètres
au nord du camp. Ils construisent des routes, des tranchées, des trous
pour l'aménagement d'un banc d'essai de moteurs, posent des canalisations,
des clôtures, etc.
Tous ces kommandos portent le nom des entreprises allemandes qui les utilisent:
Kalag (installation de machines dans la mine),
Walzer (soudure, tôlerie), Siemens (pose
de lignes électriques), Preussag (terrassement),
Severin (construction de routes), Arbeit (canalisations,
tranchées), Schmielau (banc d'essai), Kriesgrube
(sablières), Hambi (terrassement),
Zaunbau (pose de clôtures en barbelés).
Vie et mort à Neu-Stassfurt
Les conditions de vie sont terribles.
HORAIRES :
4 h 30 à 5 h 30: réveil et distribution du café;
5 h 30 à 6 h 30: rassemblement et appel;
6h: départ des kommandos;
6 h 30: début de travail;
12h à 12h30: pause pour le déjeuner des gardiens;
19h: arrêt du travail;
19h à 19h30: retour au camp et distribution de la soupe;
20 h à 21 h: appel;
21 h 30: extinction des feux.
L' appel
Comme dans tous les KZ, les détenus sont soumis au cérémonial de l'appel. À Neu-Stassfurt, celui du matin est plus court que celui soir. Ils ont lieu par n'importe quel temps. C'est un calvaire pour les déportés, surtout quand les SS décident de les agrémenter de séances de gymnastique épuisantes.
La nourriture
La ration journalière est la suivante:
Le matin: 300 grammes de pain, 10 grammes de margarine, cuillère de confiture synthétique ou une demi-tranche de boudin noir, 1/4 de litre de café (ersatz);
le soir: 3/4 de litre de soupe (pommes de terre,
carottes, rutabagas) ou 5 ou 6 pommes de terre cuites à
l'eau, avec parfois quelques petits morceaux de viande dans la soupe (10
grammes).
La valeur nutritive de telles rations peut être estimée à 1000 calories journalières au maximum. Un tel régime, conjugué avec des conditions de vie déplorables, avec le surmenage physique et le manque total d'hygiène, entraîne un amaigrissement général. À fin de 1944, certains ont déjà perdu 20 kilos.
Le sommeil
Les Blocks d'habitation sont équipés de châlits à trois niveaux. Chacun possède une paillasse en papier remplie de paille, jamais changée, ainsi qu'une couverture. Ces châlits constituent le seul ameublement, avec un poêle unique par chambrée. Il n'y a ni table, ni escabeau. Vers 4 heures du matin, le réveil se fait sous les hurlements et la schlague des kapos.
L'état sanitaire
Très rapidement, les poux font leur apparition. Il n'y
a pas de savon.
En janvier 1945, tout le kommando se rend à Stassfurt pour
une désinfection générale. Les Blocks sont nettoyés.
Mais une semaine plus tard, la vermine pullule à nouveau. Dès
le mois de novembre 1944, le Revier ne désemplit pas, bien
qu'il n'admette que les grands malades et les blessés. Il n'a pas de
matériel, ni de médicaments. Dès novembre se produisent
les premiers décès. Les plus jeunes et les plus âgés
sont les plus touchés. 4 à 5 Français
périssent chaque jour. Du 1er octobre 1944 au 10 avril 1945,
94 Français meurent au camp, soit 1/5 de l'effectif.
42 Français sont incinérés au crématoire
de Magdebourg. 52 sont inhumés dans
trois fosses communes, non loin du puits 7, sur le territoire de la commune
d' Unseburg.
Qu'ajouter à ce témoignage précis de M.
Paul Bonte, qui a valeur d'exemple pour la plupart des kommandos des
KZ
LA FIN DE BUCHENWALD
(janvier-avril 1945)
La résistance des déportés
Tout prisonnier rêve à l'évasion. Mais s'évader d'un KZ est une entreprise folle. Pourtant, certains la tentent. Ils sont pratiquement toujours repris rapidement, souvent avec le concours de la population allemande. La mort est alors automatique, en général par pendaison sur la place d'appel du camp, devant tous les autres détenus.
Les évasions
Quelques évasions ont cependant réussi. Ainsi quatre
détenus du kommando d'Arolsen tentent leur
chance pendant l'été 1944: deux Luxembourgeois (Pierre
Schaul et Nicolas Wolff), le Belge Fernand
Labalue et le Polonais Adolf Korzynski.
Ils parviennent à occuper des fonctions qui vont favoriser l'entreprise:
Korzynski et Wolff dans
l'atelier de réparation des véhicules, Labalue
dans le magasin d'habillement des SS et Schaul
comme coiffeur de ceux-ci. Ce dernier subtilise des clefs dans les bureaux des
SS et Labalue des uniformes SS, cependant
qu'au garage les deux autres réparent un véhicule considéré
comme inutilisable. Le 4 juin 1944, Korzynski
endosse l'uniforme d'un général SS, les autres se contentant
de tenues plus modestes. Ils passent sans encombre devant les sentinelles. Quand
l'essence manque, ils poursuivent leur faite à pied et se risquent à
monter dans un train se dirigeant vers Trèves. Là ils se
séparent. Tous les quatre ont survécu. L'audace a été
payante.
Mais l'exploit est tout à fait exceptionnel. Car les KZ nazis
ne relâchaient pas leurs proies.
L'organisation de la résistance
Le régime de terreur permanente des KZ rend irréaliste une résistance, surtout si elle ne peut compter sur une aide extérieure. Pourtant la résistance prend forme très tôt à Buchenwald. Elle se structure d'une façon remarquable. En mai 1944 coexistent dans le KZ une organisation communiste française animée par Lucien Lagarde et une organisation gaulliste constituée autour de Frédéric Henri Manhès et Eugène Thomas. Après mai 1944 et l'arrivée de deux convois, l'un venant d'Auschwitz avec Marcel Paul, l'autre de Compiègne avec André Leroy, les discussions s'engagent entre les deux groupes. Elles aboutissent à la création d'un Comité des intérêts français (CIF) réunissant les différentes "familles". Ce CIF met en place une trentaines de groupes. L'organisation est rigoureusement cloisonnée, car la délation est omniprésente. Le CIF participe dès lors au Comité national clandestin et au Comité militaire international qui se sont progressivement constitués avec la participation de déportés de toutes origines, de toutes nationalités. Et qui, miraculeusement, ne seront jamais découverts par les nazis.
Cette organisation clandestine se montre efficace pour contrer les menaces des autorités du camp contre un détenu (en le dissimulant dans un Block ou au Revier) ou contre un groupe (surtout les juifs). Elle s'efforce de mettre en oeuvre la plus grande solidarité possible afin de permettre la survie du plus grand nombre. Elle protège, en particulier, des déportés éminents du monde scientifique, politique, économique, littéraire et artistique, etc. C'est aussi elle qui décide et organise la mise à mort des tortionnaires les plus dangereux parmi les kapos et l'encadrement. À l'origine, ce sont des déportés politiques allemands qui mettent au point l'embryon d'une organisation militaire. Les autres déportés y sont progressivement associés. Au début la motivation reste vague, mais forte: il s'agit de ne pas mourir à genoux, de faire face et éventuellement de "vendre sa peau" le plus cher possible. Après la défaite allemande à Stalingrad, l'espoir naît, en même temps qu'une stratégie plus offensive visant à libérer le KZ par la force, ne serait-ce que pour prendre de vitesse une extermination générale des détenus avant l'arrivée des armées alliées. Naturellement, beaucoup de temps et d'efforts sont nécessaires pour édifier cette organisation militaire. Le CIF pour sa part, crée une Brigade française d'action libératrice (BFAL). Jean Lloubes représente les Français au sein du Comité militaire international.
Un rapport rédigé un mois avant la libération fait état de 850 détenus enrôlés dans l'organisation militaire, les Soviétiques étant les plus nombreux, suivis par les Allemands, les Français, les Tchécoslovaques, les Autrichiens, les Hollandais, les Yougoslaves et certains groupes nationaux moins importants. Ces résistants se fixent deux tâches: pratiquer le sabotage et se procurer des armes.
Le sabotage
Hermann Langbein reproduit les rapports établis au lendemain de la libération du camp par les responsables militaires de Buchenwald .Voici celui qui concerne les usines d'armement Gustloff, contiguës au KZ, et où jusqu'à 6 000 déportés avaient été contraints au travail dans douze immenses ateliers:
« Les sabotages commencèrent dès la construction des bâtiments: les sacs de ciment furent gaspillés par milliers pour les fondations... Jamais les cages pour les ascenseurs et monte-charge hydrauliques, la grande fosse pour le montage des fusées, le stand de tir pour les essais derrière les usines ne furent étanches... En établissant les branchements sur les lignes de courant à haute tension, on incorpora une quantité de corps étrangers, et, grâce à ces sabotages, la production de Gustloff ne commença qu'avec plusieurs mois de retard. »
Les chiffres fournis illustrent l'étendue des sabotages:
« La fabrication des mousquetons de canons était fixée à 10 000 pièces par mois, les machines commandées et livrées devant suffire pour une production de 15 000. Or, au bout de dix-huit mois, elle n'atteignait que 8 000 au maximum... L'armée dut un jour renvoyer comme inutilisable toute la production de mousquetons livrée pendant neuf mois. »
Le rapport signale, par ailleurs, qu'à la suite du bombardement allié du 24 août 1944:
« les usines Gustloff étaient pratiquement détruites, mais un grand nombre de machines de très grande valeur restant intactes, les détenus chargés des travaux de déblaiement se sont arrangés pour rendre la plupart d'entre elles inutilisables. »
Les armes
Des armes sont évidemment nécessaires pour tenter
de libérer le camp le moment venu. Les rapports mentionnés par
H. Langbein indiquent qu'en août 1943
l'organisation militaire avait pu détourner de chez Gustloff 10
fusils cachés dans la cave à charbon du crématoire. Le
communiste autrichien Franz Bera rapporte qu'étant
contremaître dans l'armurerie des SS, il avait été
chargé de se procurer et d'entretenir des armes. Très vite, il
put détourner deux pistolets et des grenades à main, les munitions
ne posant pas de problème parce qu'aucun contrôle précis
n'était possible de la part des SS. Il fait également état
de séances d'instruction que le kapo Wegerer
autorisait le soir dans ses locaux !
Le 24 août 1944, jour du bombardement, raconte Erich
Fein :
« les infirmiers avaient reçu mission d'apporter avec les corps des détenus tués les pistolets et les baïonnettes des SS morts pendant le bombardement. »
En fin de compte, il y avait dans le camp en février 1945: 91 carabines avec environ 2 500 cartouches, ainsi qu'un fusil-mitrailleur avec 2 000 coups, 20 armes à feu de petit calibre, 200 bouteilles incendiaires, des grenades à main improvisées, des armes blanches fabriquées avec les moyens du bord. Mais beaucoup de ces armes n'avaient pas servi depuis longtemps et ne pouvaient guère être utilisées. Si bien que les déportés du KZ espéraient surtout que les Alliés leur en parachuteraient pour leur permettre de se défendre dans la phase finale.
L'évacuation
Himmler avait donné l'ordre d'évacuer les KZ avant l'arrivée des armées alliées. Du fait de sa situation géographique, celui de Buchenwald reçoit donc des convois de détenus en provenance de la plupart des camps, notamment d'Auschwitz et de Gross-Rosen, avant d'être lui-même évacué (le KZ de Buchenwald compte alors plus de 80 000 détenus). Au cours de véritables marches de la mort, les déportés sont donc évacués. Voici le récit poignant de l'évacuation du kommando de Neu-Stassfurt par M. Paul Bonte:
« Le 10 avril 1945, tous les kommandos de travail
rentrèrent au camp dans l'après-midi. Le 11, le kommando
de Neu-Stassfurt évacua le camp qui fut abandonné.
380 Français et 250 juifs russes et polonais prirent la
route, à pied, encadrés par les SS et les kapos.
Les malades de l'infirmerie furent embarqués à bord de deux voitures
traînées par des chevaux. L'itinéraire suivit grosso modo
la rive gauche de l' Elbe, en passant au nord de Halle et de Leipzig
pour atteindre l'Erzgebirge et l'ancienne frontière tchèque.
Les villes furent presque toutes évitées. La colonne emprunta
le plus souvent des routes secondaires, voire des chemins forestiers. Chaque
soir, les prisonniers étaient enfermés dans des granges. Du 11
avril au 8 mai 1945, le kommando parcourut 375 kilomètres,
par étapes de 30 à 35 kilomètres. Quelques
faits:
12 avril : à Konnern, sur la Saale, la colonne
essuie un mitraillage de l'aviation alliée.
14 avril : à Zaacht, le kommando est sur le point
d'être délivré par une pointe avancée des blindés
US. Il est alors divisé en deux groupes: l'un est embarqué
sur des remorques tirées par des tracteurs, l'autre part à pied
et marchera toute la nuit.
15 avril : les deux groupes se retrouvent à Kossa.
Il y a déjà une dizaine de morts.
16 avril : peu après le départ de Kossa,
scène horrible dans un bois près de la route: 3 Français
sont massacrés à coups de gourdin pour avoir volé un lapin...
Dans la journée, le chariot qui servait à transporter les malades
de l'infirmerie est supprimé: 17 déportés dans l'impossibilité
de se déplacer sont assassinés.
17 avril : l'étape la plus meurtrière. Au départ
d' Oberaudenhain, les survivants de l'infirmerie sont abattus: ils sont
34 à disparaître tués d'une balle dans la tête.
18 avril : à Bochwitz, 20 détenus
qui avaient tenté de se cacher dans la paille d'une grange sont découverts
et fusillés sur place.
19 au 26 avril : hécatombe... 50 Français
exténués et affamés qui ne peuvent plus marcher sont abattus
par les SS.
27 avril au 7 mai : les survivants du kommando (Français
et juifs polonais et russes) vont rester dix jours enfermés dans une
grange du village de Dittersbach.
7 mai : le kommando quitte Dittersbach et repart vers Ansprung
où quelques-uns parviennent à s'échapper.
8 mai : les survivants sont délivrés par les troupes
soviétiques. »
Quelques chiffres: à partir de renseignements fournis par plusieurs rescapés, une liste de 117 Français abattus pendant la marche d'évacuation entre le 11 avril et le 8 mai 1945 a pu être dressée. Nous savons aussi que 80 Français environ ont été tués durant l'évacuation, mais il a été impossible de préciser où, quand et comment. Une vingtaine de détenus réussirent à s'évader, sur la route ou le plus souvent en se cachant dans la paille des granges. Ils furent libérés par les troupes américaines ou soviétiques, après s'être cachés quelque temps, souvent aidés par les prisonniers de guerre français. 160 Français furent libérés les 7 et 8 mai 1945, à Ansprung pour certains, à Annaberg pour la plupart, par les troupes soviétiques.
Tous les "convois de la mort" de déportés transférés ont connu la même horreur. C'est au début d'avril 1945 que les nazis décident de vider le camp de Buchenwald. Le 3, un premier transport de 1500 hommes part pour Theresienstadt. S'appuyant sur des témoignages, H. Langbein écrit:
« L'évacuation signifiait la liquidation de la majeure partie des détenus, et ces derniers le savaient, car ils avaient devant les yeux le sort de ceux qui avaient été repliés d'Auschwitz à Buchenwald. Moins de la moitié étaient arrivés au camp. Les autres, épuisés par la longue marche à, pied, avaient tout simplement été abattus d'un coup de feu dans la nuque au bord des routes... D'autres, enfermés pendant des semaines de trajet dans des wagons à bestiaux, assoiffés, affamés ou étouffés, n'étaient plus que des cadavres à l'arrivée. »
Le 3 avril, le commandant Pister
déclare devant les détenus qu'il remettra le camp aux Alliés
dans les formes réglementaires... sans, doute pour calmer les esprits
et prévenir toute agitation.
Le 4, l'ordre est donné de rassembler tous les juifs sur
la place d'appel en vue de procéder à leur évacuation,
c'est-à-dire probablement de les conduire vers la mort. La résistance
entre en action: le, fichier des juifs est détruit; les juifs sont cachés.
Il faut deux jours aux, Allemands pour réunir 1 500 des
6 000 juifs du camp et les mettre en route.
Le 5, la Kommandantur convoque 46 détenus,
dont plusieurs appartenant à la résistance du camp. Ils sont cachés.
Tous échappent ainsi à la mort.
Le 7, 6 000 détenus sont évacués; le 9,
9 600; le 10, 9 280. Il s'agit surtout de Polonais, de Tchèques
et de prisonniers de guerre soviétiques. Le chef du Comité
international écrira:
« Nous ne pouvions pas empêcher le départ des prisonniers de guerre soviétiques, mais seulement nous assurer qu'ils ne s'embarquaient pas sans défense dans un voyage vers la mort. On leur distribua des revolvers, des grenades à main, des armes blanches... Nos amis quittèrent le camp dans un ordre parfait, militaire. »
En tout les Allemands, malgré les actions de sabotage et de retardement des résistants clandestins, parviennent à faire partir 28 825 détenus. Mais l'évacuation totale a été évitée. Au matin du 11 avril 1945, il y a encore 21 000 déportés à Buchenwald.
La libération (11 avril 1945)
Le 11 avril, à 7 heures, l'alerte aérienne est donnée et elle ne cesse plus. Chasseurs et bombardiers américains survolent sans cesse le camp à basse altitude. À 11 heures retentit la sirène du camp. Par haut-parleur, les SS reçoivent l'ordre de partir immédiatement. Des tirs nourris de fusils et de mitrailleuses éclatent, tandis qu'on entend dans le lointain le grondement sourd et presque continu de l'artillerie. L'Oberführer H. Pister, chef du KZ, remet le commandement du camp au Lagerälteste Hans Heiden. Les Allemands s'enfuient précipitamment, dans l'affolement. Vers 14h 3O, les résistants clandestins s'emparent des locaux administratifs. Ils téléphonent à tous les responsables du grand camp: c'est le silence. Tous ont fui. Vers 15h 15, un drapeau blanc flotte sur le mirador 1.
« À ce moment, écrit le communiste allemand Karl Barthel, cité par H.Langbein, des masses de blindés et de half-track roulaient sur la montagne de Buchenwald. L'enthousiasme des détenus, jusqu'alors contenu, déferla comme une avalanche. Des torrents d'hommes sortirent de leurs baraquements pour se précipiter vers les libérateurs. Les malades qui se tenaient encore sur leurs jambes sortirent du lit en courant; eux aussi voulaient être là... Les barbelés chargés de mort, jusqu'alors si redoutés, furent arrachés avec de grands bâtons, les sentinelles SS restées dans les miradors désarmées et faites prisonnières. »
Pierre Durand décrit ainsi ces moments exaltants pour les Français :
« Au pas de course, Henri Guilbert revient de l'état-major international. Le signal est donné: on passe à l'attaque! Le colonel Manhès et Marcel Paul transmettent leurs directives: " Ordre est donné au commandant de la compagnie de choc de se rendre au Block 50 accompagné de dix hommes pour prendre livraison des armes destinées aux unités françaises. " Dans une course effrénée, nous descendons les rues du camp pour aboutir rapidement au lieu indiqué. Un camarade allemand nous indique du doigt notre destination. Nous pénétrons dans une immense cave remplie de charbon. Deux détenus allemands, munis de pelles, avec une énergie rageuse, écartent le charbon et dégage le mur du fond, puis à l'aide de gros marteaux, sur toute la longueur du mur, font voler en éclats une mince cloison derrière laquelle nous découvrons une petit arsenal: fusils, revolvers, munitions, grenades. Rapidement nous sont remises les armes destinées aux forces françaises. Quelques minutes plus tard, nos quatre compagnies reçoivent leur contingent d'armes. Le colonel Manhès, Marcel Paul me transmettent les ordres. Notre unité rejoint rapidement le secteur indiqué et dix minutes plus tard les 120 hommes de la compagnie de choc, fusils et grenades en main, montent au pas de course à cette immense place d'appel... La compagnie de choc atteint son objectif: la porte, le Bunker, les locaux administratifs sont investis. Les SS surpris, en proie à la panique, décampent à toute vitesse. Nous les apercevons au loin, jetant leurs mitraillettes pour fuir plus rapidement. »
Le communiste Franz Bera, responsable des armes et des munitions au sein de la direction militaire clandestine, écrit:
« La distribution des armes s'effectua selon les indications précises de la direction militaire aux groupes de diverses nationalités. Les formations de cadres occupèrent la porte principale et les miradors, exactement selon le plan. Les SS se replièrent en direction de Weimar. »
Après quelques instants de défoulement, d'un brouhaha assourdissant de voix mêlées au cours duquel un déporté est tué involontairement par balle, le Comité international clandestin reprend la situation en main. Vers 16 heures, les premiers Américains pénètrent dans le camp, follement acclamés. Avec leur accord, les déportés forment à partir du Comité international clandestin un directoire composé d'un Russe, d'un Français, d'un Allemand, d'un Tchèque et d'un Italien. La résistance organisée montre ainsi son efficacité pendant ces heure critiques. Elle administre dès lors le camp tandis que les groupes fouillent systématiquement le KZ et ses alentours et arrêtent plus de 150 SS avant 22 heures.
Le dénombrement des groupes nationaux effectué au moment de la libération indique qu'après les grandes évacuations des derniers jours il reste alors au camp: 4 300 Russes, 3 800 Polonais, 2 900 Français, 2 105 Tchèques, 1 800 Allemands, 550 Autrichiens, 1 467 Espagnols, 1 240 Hongrois, 622 Belges, 570 Yougoslaves, etc., soit à peu près 21 000 déportés.
Conclusion
Buchenwald présente toutes les caractéristiques
des KZ nazis: mépris de la vie des détenus, extermination
par le travail dans le camp central et les kommandos, sévices de toutes
sortes,
exécutions sommaires, expériences médicales, "route
de la mort" pour les transférés, etc. O.
Wormser-Migot, qui fait autorité en la matière, a établi
qu'entre juillet 1937 et mars 1945 ont été enregistrés
à Buchenwald 233 880 détenus,
dont 56 545 sont morts (y compris ceux des kommandos extérieurs,
mais sans compter ceux de Dora ni les femmes.
Le 19 avril 1945, les rescapés de toutes les nationalités
prêtent un serment solennel :
« De cette Appellplatz, en ce lieu de crimes fascistes, nous jurons devant le monde entier: nous n'abandonnerons la lutte que lorsque le dernier des coupables sera traduit devant le tribunal des peuples. L'écrasement définitif du nazisme est notre tâche. Notre idéal est la construction d'un monde nouveau dans la paix et la liberté. Nous le devons à nos camarades tués et à leurs familles. Nous le jurons. »
Toute cette barbarie sanglante s'est déchaînée autour de l'arbre où Goethe venait méditer, lui qui a écrit:
« Nous appartenons à une race qui, de l'obscurité, s'efforce vers la lumière... »
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