L'Université Populaire (1898-1902)

La vie du Rudolf Steiner à Berlin prit une couleur très particulière lorsqu'il participa, comme professeur, à l'École fondée par Wilhelm Liebknecht pour la formation des ouvriers. C'est avec un esprit clair, éveillé et indépendant qu'il prit position devant le bureau directorial de l'école quant aux buts politiques de ses réunions et qu'il mit ses connaissances et ses qualités de pédagogue au service de cette école prolétarienne. C'était l'époque où beaucoup d'ouvriers cherchaient à acquérir des connaissances et une formation. Bien que le slogan « science et puissance » ait été faux, il montrait cependant la volonté d'émancipation d'un prolétariat s'efforçant d"évoluer vers un libre humanisme.

Je vis la belle mission qui m'était proposée : enseigner des hommes et des femmes adultes, et les sortir par là de leur état de prolétaires. Il y avait peu de femmes parmi les élèves. J'expliquai au Bureau que si je faisais les cours, je ferais part, entièrement, de mon point de vue sur l'histoire de l'évolution de l'humanité, et non dans le style qui est à la mode maintenant, après le marxisme, dans les milieux sociaux-démocrates. On désira quand même que je fasse mes cours.

Dans ses débuts à la Revue, il avait signalé quelle grave erreur on commettait en appliquant à l'espèce humaine les idées darwiniennes et en les faisant pénétrer sans contrepoids dans la masse ouvrière. « Justes pour les plantes, pour les animaux, elles ne doivent pas être transposées sur le plan humain. L'homme a ses lois à lui. » L'effet de ces idées sur les âmes s'exerce sans contrôle. Or, au point où la science les laisse, elles sont d'une pauvreté lamentable quand elles s'efforcent de répondre à la question pourtant inéluctable du but, du sens de la vie. Et il dénonce une société « qui n'a pas la force de se donner une morale nouvelle, fondée sur la connaissance moderne. » Mais le fait est là. La grande masse a perdu dans sa totalité toute morale religieuse, et pour en tenir lieu on lui offre, avec le prestige des dernières découvertes scientifiques, la conception évolutionniste de l'homme descendant du singe ! Au fond, le prolétariat naissant va être appelé le premier à sentir peser sur lui tout le poids, l'effet destructeur de la civilisation matérialiste. Steiner était formé à l'école de Gœthe qui, dans « Les Carnets de route de Wilhelm Meister », avait déjà discerné les signes précurseurs d'un nouvel état social. Il se rend compte que cette société repose sur un porte-à-faux et voit tout ce que la prospérité de cette fin de siècle a d'artificiel, de forcé ; elle n'est pas l'aboutissement naturel d'un état de choses. Il sait que cette prospérité a pour rançon de desceller le soubassement moral de la classe ouvrière. Depuis des années déjà, ces réflexions occupaient son esprit. A Weimar il avait souvent troublé et même irrité certains de ses amis en essayant de leur ouvrir les yeux.

Mais on ne voulait pas encore voir que l'essor du machinisme, le développement de la technique, avaient profondément bouleversé les rapports de l'homme et du travail, et en général toute la vie de l'ouvrier. Un prolétariat s'était constitué, une classe mécontente de la société au sein de laquelle elle grandissait. En apparence, sa révolte avait pour mobile des questions de salaires ou d'heures de travail. Mais derrière l'apparence, Steiner discernait clairement un mal plus profond. L'ouvrier, devenu serf de la machine, ne pouvait plus trouver un intérêt au travail qu'il exécutait. Il n'était plus qu'un rouage qu'on s'empressait de remplacer par une machine le jour où le prix de revient se trouvait ainsi abaissé. Ceux qui ne réagissaient pas, et c'était la majorité, s'agglutinaient en une masse amorphe, prête à soutenir tout ce qui lui promettait de combler ses appétits, ses ambitions ; les mieux trempés devenaient les meneurs impatients de hâter l'écroulement d'une société qui ne savait pas reconnaître dans les êtres humains son plus grand trésor et les mutilait au profit de fausses richesses. Et Steiner voyait grossir le chancre des troubles sociaux, pour lequel il cherchait un remède plus général, plus essentiel que les systèmes abstraits ou les révolutions. Cette préoccupation ne le quittera plus, même lorsqu'au cours de son enseignement spirituel il n'en parlera point; c'est plus tard, vers la fin de la guerre de 1914-18, lorsque l'heure lui semblera offrir une chance d'être compris, qu'il donnera les bases de la réforme sociale qu'il a préconisée. Il a vu en tout cas dès ce temps que l'esprit populaire, travaillé d'un besoin inconscient, mais intense, de connaissances sans œillères, était un terrain admirablement préparé pour recevoir une conception nouvelle de la vie et de l'esprit. On ne s'y heurtait pas aux vestiges calcifiés des vieilles traditions.

C'est pourquoi il salue les cours à l'Université Populaire comme une première possibilité qui s'offre d'approcher la jeunesse ouvrière et de lui donner, à la place du matérialisme historique de Karl Marx, le sens interne de l'évolution humaine. Comme il va bientôt le faire à l'égard de la Société théosophique, il répond aux directeurs de l'Université Populaire qui l'invitent à enseigner chez eux :« J'accepte, si vous me permettez d'instruire à ma façon et en toute liberté. » Ces cours, qui avaient lieu quatre fois par semaine, car à l'enseignement de l'Histoire et de l'Art de la Parole s'était ajouté celui des Sciences, vont se poursuivre pendant plusieurs années. Le professeur se consacre avec zèle à son auditoire. « En général, les cours devaient durer de huit heures et demie à dix heures. Ils se prolongeaient parfois jusqu'à minuit, bien que les élèves fussent des ouvriers qui avaient travaillé durement toute la journée et devaient se lever de grand matin; mais ils ne se lassaient pas de lui poser des questions, et lui d'y répondre. Parfois, quelques-uns le raccompagnaient jusque chez lui. Il était très aimé des ouvriers pour toute la peine qu'il se donnait et à laquelle il n'était pas obligé. » Ces hommes et ces femmes qui étaient pour la plupart des sociaux-démocrates purs parmi les purs et franchement matérialistes, étaient sensibles à l'ampleur d'un enseignement qu'aucun parti-pris ne venait limiter. Les habitudes intellectuelles de ces ouvriers étaient alimentées par deux sources. D'abord par la vie pratique: ces hommes connaissaient le travail matériel et ses conséquences. Par contre ils ignoraient la possibilité pour les puissances spirituelles d'intervenir dans l'histoire en vue de promouvoir l'évolution du genre humain. Le marxisme avec sa " philosophie matérialiste de l'histoire " avait beau jeu. Il prétendait que les données économiques et matérielles résultant du travail matériel constituaient les seules forces capables de stimuler le développement historique. Les " facteurs spirituels " ne seraient qu'une sorte de sous-produit émanant de la réalité matérielle et économique: une simple idéologie. « Il leur faisait faire des petits devoirs qu'il emportait pour les rendre ensuite annotés de sa main. Son autorité était très grande et nulle « mauvaise tête » ne pouvait résister à cette force qui savait dire à chacun son fait avec une fermeté et en même temps un humour devant lesquels on perdait pied. Il était toujours appelé le jeune homme, « der junge Herr », tant il avait l'air jeune... A quarante ans, on lui en donnait vingt-sept ou vingt-huit, mince, droit, l'allant, l'allure de la jeunesse, une voix vibrante. »

Rudolf Steiner se mit donc à leur disposition, dans un esprit altruiste, sans s'identifier à la conception matérialiste du monde, qui était celle de la direction de l'École. Les thèmes développés dans cette école d'ouvriers portaient sur l'histoire du Moyen Âge, la Révolution française, les temps nouveaux et même le développement de l'univers et la vie sociale des animaux, ainsi que sur l'anatomie de l'homme. Les journées de travail à cette époque, étaient de dix à douze heures. La volonté et le mérite des travailleurs n'en étaient que plus grands d'apprendre le soir de neuf à onze heures, et bien souvent minuit, dans l'enthousiasme de la pensée et les hypothèses scolaires. Rudolf Steiner, qui travaillait comme professeur cinq soirs par semaine, voyait augmenter le nombre de ses auditeurs qui atteignit jusqu'à deux cents par cours. En janvier 1900, il commença à donner des cours aux ouvriers pour leur « apprendre à parler ». Émile Bock a découvert un document relatif à cette époque qui parut sous le titre Grete Lenz, fillette berlinoise et en rend l'atmosphère.

« Lorsque j'entendis parler de l'école pour la formation des ouvriers, j'y allai et m'inscrivis comme membre. Je voulais suivre un cours sur l'économie nationale, mais cela se révéla si ennuyeux que j'en eus assez dès la première conférence. Ce cours devait être vraiment très fatigant car, devant et derrière moi, des ouvriers étaient assis qui s'endormirent et se mirent à ronfler si fort, que le conférencier frémissait à chaque instant sous le choc et arrêtait presque son cours. Rudolf Steiner éveilla davantage mon enthousiasme, en apprenant aux ouvriers et aux ouvrières l'art de parler. Chaque auditeur pouvait monter sur le podium et parler sur n'importe quel sujet; R. Steiner corrigeait et améliorait ce qu'il fallait. J'ai été souvent étonnée de la façon correcte et adroite dont parlaient ces gens simples. »

Le point culminant de l'activité de Steiner dans ce milieu purement prolétarien, fut le devoir qui lui incomba de faire une conférence pour le Jubilé du cinquième centenaire de Gutenberg, le 17 juin 1900, devant 7 000 typographes et imprimeurs, dans un grand cirque berlinois. " Ma façon de m'adresser aux ouvriers me valut de nombreuses sympathies. " — signe qu'autour de 1900 Rudolf Steiner était un « professeur privé connu dans le monde » . II a résumé son impression de la situation du prolétariat d'alors par ces paroles : J'ai l'impression que si, à ce moment-là, un certain nombre d'hommes indépendants avaient suivi le mouvement ouvrier avec intérêt, si l'on s'était occupé du prolétariat avec compréhension, ce mouvement aurait pu évoluer tout autrement. Mais on abandonna les gens à leur vie, au sein de leur classe sociale et l'on vécut soi-même au sein de la sienne. Cette activité due au destin m'avait fait connaître un nouvel aspect de la vie. Je découvris comment l'âme individuelle rêve et sommeille au sein du prolétariat, tandis qu'une âme collective s'empare de lui et y imprègne ses représentations, ses jugements et toute son attitude. Mais il ne faut pas croire que les âmes individuelles étaient mortes. J'ai souvent eu l'occasion de plonger mon regard au fond de l'âme de mes élèves et du prolétariat en général. Cela me fortifia dans ma détermination de mener à bien le travail entrepris. La conscience prolétarienne, dans ses manifestations, semblait comme subjuguée par l'effet de suggestions collectives. Nombreuses étaient les âmes individuelles qui ne cessaient de répéter: le temps viendra où l'humanité s'intéressera de nouveau à l'esprit, mais le prolétariat doit d'abord être délivré des contraintes économiques. (...) Ce fut l'époque où les « classes supérieures » perdirent le sentiment de la communauté, où l'égoïsme s'étendit avec les luttes furieuses contre la concurrence. La catastrophe mondiale de la deuxième décennie du XXè siècle se préparait déjà. (...) Il manqua, en somme, un pont entre les classes.

Rudolf Steiner continua son activité dans cette école ouvrière jusqu'au début de 1905. Puis, elle devint impossible, à cause d'un surcroît de travail et, aussi, d'intrigues politiques au sein de la direction de l'École. Au début, les chefs de l'Université Populaire avaient apprécié le succès de ses cours, mais à la longue ils ne virent pas d'un bon œil un enseignement qui ne correspondait pas à la pure doctrine du parti. Ils reconnaissaient que les cours de Rudolf Steiner attiraient plus d'auditeurs que tout autre ; mais ils le prièrent, s'il voulait garder son poste, de se conformer désormais strictement au programme qu'on lui remettait. Pendant trois ans, Rudolf Steiner avait donné un enseignement personnel, entièrement idéaliste, qu'il ne pouvait modifier sans trahir à la fois sa ligne intérieure et sa responsabilité envers un auditoire qu'il aimait. C'est le temps où, après un premier contact avec les cercles théosophiques ; il venait de s'engager à y enseigner publiquement. Cette circonstance fut mal vue par la direction de l' Université Steiner démissionna. Il se lia alors avec un cercle de gens totalement différents appelés les « Friedrichshagenern » . Bruno Wille et Wilhelm Bölsche ami de Haeckel, y donnaient le ton. Ils fondèrent une « École supérieure libre » et le théologien libéral Théodore Kappstein travailla avec eux. Ils fondèrent également la « Ligue Giordano Bruno. » Il y avait un thème central qui était le « monisme » . Bien que le milieu fut fort différent de celui de la « libre société littéraire », ou de « ceux qui viennent » ou encore de « l'école pour la formation des ouvriers », ce fut une fois encore le même processus. Rudolf Steiner se donna avec toutes ses forces et facultés aux rapports humains. Il travailla activement avec ses congénères; les uns lui furent reconnaissants, et les autres devinrent des adversaires, mais il était l'un des leurs, tout en restant, au milieu d'eux comme un invité fort aimé. mais un étranger. Sa position personnelle originale n'était ni acceptée ni comprise.

Le 8 octobre 1902, il prononça à la Ligue Giordano Bruno sa conférence Monisme et Théosophie qui déclencha une véritable explosion. C'en était trop pour les bonnes gens qui s'étaient arrangés à leur convenance, comme conception du monde, un petit monisme bourgeois à partir de l' Énigme du Monde de Haeckel, où ils avaient puisé et acquis un genre d'unité, au prix de la richesse spirituelle. Un monisme qui reconnaissait tant l'aspect matériel que l'aspect spirituel du monde, dépassait l'horizon de la plupart des auditeurs. Ils ne pouvaient s'adapter à cette « substance jaillissante » de l'idée. Ainsi, Rudolf Steiner était complètement seul, au milieu de tant d'amis auxquels il était humainement lié. Il avait frappé, mais les portes qui, au début, s'étaient ouvertes, se refermaient devant lui. Devait-il se taire? Devait-il chercher d'autres voies et d'autres hommes? Il ne voulait, ne pouvait et ne devait pas garder le silence.

A son tour ce milieu se fermait parce qu'entre le message et ceux qui auraient dû le recevoir se glissait comme une lame de verre l'esprit dogmatique d'un groupe poursuivant étroitement des buts particuliers, politiques ou professionnels, et non pas la formation pure et entièrement désintéressée des plus hautes facultés de l'être humain. Il partit, quittant à regret un auditoire qui s'était attaché à lui. Il gardait de ce passage à l' U.P. la connaissance du monde ouvrier et quelques liens personnels qui allaient lui rester fidèles toute la vie. Quand il concevra sa refonte de la société en conformité avec les lois occultes, les contacts établis autrefois reviendront à son souvenir. Pour le moment, il n'y avait rien à faire. Chaque pays mûrissait au sein de ses frontières le problème social qui allait éclater dans le chaos de l'après-guerre. Alors, les frontières nationales disloquées, les cloisons entre les classes sociales bousculées, l'occasion d'une rénovation s'offrirait.

Les conférences avant et pendant
la Première Guerre mondiale

L'activité de conférencier de Rudolf Steiner augmenta d'année en année. Des conférences soit publiques, soit réservées à des cercles restreints d'auditeurs déjà avertis, alternaient avec les grands cycles qui duraient, dans certaines villes, jusqu'à deux semaines. Tout ce qui avait déjà été publié fut repris lors de ces conférences, mais enrichi de beaucoup d'indications qui n'existaient pas dans les livres. C'est pourquoi les membres de la société éprouvèrent le besoin de posséder également « les cycles ». Rudolf Steiner n'accéda à ce vœu qu'avec mauvaise grâce. II avait en effet une manière de s'exprimer, un style, tout à fait différents dans le langage librement parlé et dans la langue écrite. Cependant il finit par accepter.

Une grande partie des six mille conférences qu'il a prononcées est aujourd'hui éditée, et des rééditions paraissent continuellement, aussi bien des livres, que des essais et des cycles, sous le titre : Édition complète [Gesamtausgabe], par les soins de la société d'édition des œuvres composant la succession R. Steiner (Nachlassverwaltung). Au cours des années précédentes, Rudolf Steiner avait bien entrepris des tournées de conférences à l'étranger, ainsi en 1906, à Paris, il fit dix-huit conférences auxquelles Édouard Schuré et Mereschkowski assistèrent. Mais, en 1908, il inaugura par un voyage en Hollande et deux en Scandinavie, une nouvelle phase de son activité européenne qui alla en s'intensifiant jusqu'à ce que survienne la Première Guerre mondiale.

Peu de temps avant la guerre, il avait parlé en SuèdeNorrköping) et se trouvait, pendant les derniers jours de juillet 1914 à Bayreuth pour le Festival Wagner qui donnait alors Parsifal . Pendant l'année 1914, il vécut alternativement à Dornach et à Berlin. A la fin d'août, selon le désir exprimé par Helmut von Moltke, général en chef des armées allemandes, il eut avec celui-ci un entretien auquel de méchantes langues attribuèrent un caractère suspect parfaitement grotesque. On ne lui reprocha rien de moins que la défaite de la Marne, donc la défaite allemande qu'il aurait favorisée par des « pratiques et influences magiques » ! Von Moltke faisait confiance à Steiner et lui avait demandé conseil dans des affaires privées. L'entretien qu'ils eurent n'avait pas le moindre rapport avec la situation politique.

Le 24 décembre 1914, Rudolf Steiner épousa Marie de Sivers. Anna Steiner, née Eunike était décédée depuis 1911. Du côté français, Rudolf Steiner fut accusé (principalement par Schuré) de s'être tenu, pendant la guerre, trop proche des Allemands. Si l'on étudie très exactement tout ce que Rudolf Steiner a dit pendant les années 1914, 1915 et 1916, on remarque qu'il s'opposa à la volonté de destruction de l'« entente » et qu'il la stigmatisa par de dures paroles. Sa position personnelle n'est, à aucun moment de la guerre, celle d'un Allemand chauvin. En 1910, à Oslo, il avait parlé « de certaines âmes des peuples » et montré en partant du particularisme spirituel de ce peuple, la mission particulière qui lui était dévolue parmi l'ensemble des peuples.

Dans ce sens, Rudolf Steiner croyait profondément à la mission spirituelle du peuple allemand. Il n'attendait rien de Guillaume II et de ses présomptueux désirs de puissance, mais tout d'un peuple qui avait porté un Gœthe, un Schiller, un Fichte, un Schelling, un Hegel. Cette mission d'après lui, n'était point finie. Une autre beaucoup plus grande allait venir. Le programme pacifique de Wilson et son appel à l'égoïsme des peuples lui parut illusoire. Il prévit qu'il était impossible de résoudre réellement les questions sociales et les problèmes propres à l'État, de la manière qui a réussi, par exemple, en Suisse où il existe trois langues et où on donne à tous les peuples, si petits soient-ils, le droit « de disposer d'eux-mêmes ». Les tentatives de conciliation que Steiner entreprit par des entretiens avec des dirigeants politiques (par exemple avec le ministre des Affaires étrangères Richard von Kuhlmann avant les accords de Brest-Litovsk) les mémorandums passés par le chef de cabinet de l'empereur d' Autriche, le comte Polzer-Hoditz à l'empereur Charles ne purent retarder ni arrêter le cours de la tragédie allemande.

Après la capitulation, Rudolf Steiner, en 1919, lança un « Appel au peuple allemand et au monde cultivé ».
« Le peuple allemand croyait certainement son empire vieux d'un demi-siècle, érigé pour des temps illimités... En août 1914, il pensa que la catastrophe guerrière devant laquelle il se voyait placer serait une occasion de démontrer au monde entier que cet empire était invincible. Aujourd'hui, il n'en contemple plus que les ruines. Une telle expérience nécessite une prise de conscience. Car cette expérience a prouvé que les idées ayant cours depuis un demi-siècle et principalement celles qui ont dominé pendant les années de guerre, étaient l'expression d'une tragique erreur. Où sont les causes de cette funeste erreur? Cette question doit aider les Allemands à cette prise de conscience; la possibilité de survie du peuple allemand et son avenir même dépendent du fait qu'il se pose cette question avec le plus grand sérieux : comment ai-je pu commettre une telle erreur? Si cette question était posée aujourd'hui, la connaissance lui montrerait clairement qu'ayant fondé un empire depuis un siècle il avait cependant omis de lui proposer une mission qui soit issue de l'entité même du peuple allemand ».

Puis suivent des propositions d'organisation de l' État qui jusque-là bloc compact, doit se décomposer en trois systèmes : le spirituel, le politique, l'économique. Le chaos qui va grandissant ne peut être combattu que par la séparation des intérêts et des pouvoirs différents des trois grands membres de l'organisme social. Ou bien on adaptera sa pensée aux exigences de la réalité, ou bien le désastre n'aura rien appris sinon à multiplier les raisons qui y ont conduit, et à les développer à l'infini.

Cet « Appel » fut signé par nombre de personnalités dont beaucoup n'avaient jamais appartenu et n'appartinrent pas ensuite au mouvement anthroposophique. Mais elles donnèrent leur accord à la réalisation des idées contenues dans l' « Appel » et le confirmèrent par leurs signatures. ( Pr Hans Driesch - Heidelberg; Pr Hans Ehrenberg - Heidelberg; Pr R. Gaupp - Tübingen; Pr Goldstein - Francfort; Pr Hugo von Habermann - Munich; Hermann Hesse, écrivain - Berne; W.-J. Hilger, directeur de Hansa-Lloyd-Werke - Brême: Theodore Kappstein, écrivain - Charlottenburg; Pr Karcher - Kalsruhe; Pr Klippenberg - Brême; Pr Theodore Landau - Charlottenburg; Wilhelm Lehnibruck, sculpteur - Zurich; Le Seur, prêtre - Berlin; Lichterfelde; Pr Friedrich Lienhard, écrivain - Weimar; Pr Paul Natorp, conseiller privé - Marburg; Pr Oehninger - Berlin; Dr Alphonse Paquet, écrivain - Francfort; Max von Pauer, directeur du Conservatoire - Stuttgart; Dr von Pechmann, directeur de la Banque commerciale - Munich; Dr en Théologie, Martin Rade - Marburg; Gabrielle Reuter, écrivain - Berlin; Pr Schauinsland, directeur du Musée populaire - Brême; Pr E. Schlegel - Tübingen; Dr Wilhelm von Scholtz, écrivain dramatique - Stuttgart; Dr H. Voith, industriel - Heidenheim, etc., etc.).