Haeckel et Nietzsche

A l'époque où Steiner vint à Weimar, la lutte pour le darwinisme qu'Ernest Haeckel, en tant que porte-parole du monisme matérialiste, menait depuis Iéna, atteignait son point crucial.

Au même moment, Frédéric Nietzsche était malade depuis un an, à Naunbourg, où aucun visiteur n'arrivait à le voir, il était complètement isolé. Au cours des années passées à Weimar, Rudolf Steiner entra en relation de façon karmique avec ces deux hommes : Haeckel et Nietzsche, deux personnalités totalement opposées. Les rencontres que Rudolf Steiner eut avec eux, furent aussi extrêmement différentes.

C'est en 1889 que, pour la première fois, il lut les écrits de Nietzsche. « Le phénomène Nietzsche » lui apparaissait. II vit en lui un personnage très significatif de la vie spirituelle, et il sut qu'il devait le prendre au sérieux. II n'appartient pas à la nature de Steiner de devenir « partisan »  de Haeckel ou de Nietzsche. Mais, dans la lutte qui, par la suite, fut entreprise contre les deux philosophes, lutte menée surtout par l'Église, nous le trouvons toujours au côté des attaqués.

En 1895, Rudolf Steiner entre dans le combat pour F. Nietzsche; son livre paraît : Frédéric Nietzsche, un combattant contre son époque " Peu de temps avant que j'écrive ce livre, la sœur de Nietzsche vint un jour aux « Archives de Gœthe et Schiller » : elle s'appelait Élisabeth Förster Nietzsche. Elle entreprenait alors les premières démarches pour la création des « Archives de Nietzsche » et désirait apprendre de quelle façon celles de Gœthe et Schiller étaient organisées. Puis l'éditeur des œuvres de Nietzsche, Fritz Koegel arriva lui aussi à Weimar et je fis sa connaissance."

Je suis entré par la suite en conflit avec Mme E. Förster Nietzsche, mais à cette époque, son esprit actif et dévoué éveilla en moi une profonde sympathie. J'ai infiniment souffert de tous ces conflits, une situation embrouillée en résulta et je dus me défendre contre certaines accusations. Je sais bien cependant, que tout cela était nécessaire. Pourtant, les heures admirables que j'eus l'occasion de vivre à Naunbourg et à Weimar aux « Archives de Nietzsche », en sont comme enveloppées d'un voile d'amertume, dans mon souvenir. Je suis reconnaissant à Mme Förster Nietzsche d'avoir bien voulu, lors de la première visite que j'eus l'occasion de lui faire, me conduire jusqu'à la chambre de Frédéric Nietzsche.

L'aliéné au merveilleux front d'artiste et de penseur, était couché sur un lit de repos. C'était le début de l'après-midi. Ses yeux, malgré leur pâleur éteinte laissaient transparaître l'âme et percevaient encore l'image de ce qui se passait tout autour, mais les perceptions n'étaient plus reliées à l'âme. On était là, et il n'en savait rien et cependant, on aurait pu croire, en voyant ce visage spiritualisé, qu'une âme s'exprimait à travers lui, et que toute la matinée, cette âme avait formé en elle des pensées, mais que pour le moment, elle ne désirait que le repos.

Le bouleversement intérieur que je ressentis me fit penser que mon âme communiait avec le génie dont le regard était dirigé vers moi, mais ne me voyait pas. La passivité de ce regard, durci dans une longue immobilité, permit à mon propre regard de se libérer et de laisser agir sur moi la force de l'âme, que ce regard qui ne voyait rien laissait filtrer. Mes pensées ne pouvaient que balbutier ce que je vis alors et ce balbutiement est tout le contenu de mon livre : Nietzsche, un combattant contre son époque. Bien que ce livre ait gardé l'aspect de « balbutiement », il cache le fait réel qu'est la vision que m'inspira la présence de Nietzsche.

Au livre de Steiner sur Nietzsche, s'ajoutèrent par la suite d'autres publications comme La philosophie de Nietzsche, problème psychopathologique et La personnalité de Nietzsche et la psychopathologie Ces deux publications parurent dans « Coup d'œil circulaire de la Clinique viennoise ».

Après la mort de Nietzsche, Rudolf Steiner parla de lui en différentes occasions, évoquant son souvenir par exemple, dans le cercle des « Kommenden » (« Ceux qui viennent »), le 13 septembre 1900 à Berlin.

Nietzsche fut brisé par sa propre impuissance à allumer l'étincelle de l'esprit vrai à l'époque où régnait la science matérialiste. Rudolf Steiner a suivi l'effort tourmenté et sincère de Nietzsche, ainsi que l'éclatement de sa conscience et a profondément participé à ce destin tragique, mais il a continué son propre chemin, sans s'en laisser détourner. Ce que Rudolf Steiner a affirmé en ce qui concerne Haeckel, a bien souvent choqué. Ne doit-on pas considérer la conception du monde du « pape des monistes » - comme ses adversaires appelaient volontiers Haeckel - absolument incompatible avec ce gœthéanisme spirituel que Rudolf Steiner préconisait depuis 1883, et qui allait devenir le fondement de sa future anthroposophie?

Comment peut-on comparer un esprit qui a exprimé la quintessence de sa théorie de la connaissance dans cette phrase : « Le devenir véritable de l'idée dans la réalité, est la vraie communion de l'homme », et son livre Conceptions du monde et de la vie au XIXè siècle (1900) à l'auteur du livre paru presque au même moment, L'Énigme du monde, qui est un document classique d'un matérialisme naïf ? Comment Rudolf Steiner peut-il parler d'un esprit indépendant et d'idées actives, écrire une Philosophie de la liberté et reconnaître en même temps l'œuvre qui proclame avec emphase : « Il n'y a pas de Dieu, pas d'immortalité et pas de liberté pour l'âme humaine. »

Il est établi que Rudolf Steiner ne fut jamais d'accord avec les adversaires de Haeckel. La position de ce dernier, au moment de la transition nécessaire entre le XIXè et le XXè siècles lui paraissait plus importante que tout ce que les théologiens chrétiens de la même époque avaient à dire contre lui et en leur propre faveur. Steiner était convaincu que l'évolutionnisme dont les pionniers furent Darwin et Haeckel, devait nécessairement être admis et adopté par la conscience des temps nouveaux. Bien que les premières démonstrations relatives à L'Histoire de la création semblassent primitives et inachevées, principalement les récits des causes originelles agissant dans l'évolution, et que tout cela fut parfaitement insuffisant, Rudolf Steiner avait reconnu la nécessité actuelle de l'idée fondamentale de l'évolution des êtres vivants.

Mais il fut également obligé d'admettre que les théologiens montraient leur propre faiblesse en refusant de voir les faits naturels proprement dits, et qu'ils étaient réduits à une impuissance totale devant les conceptions scientifiques qui avaient cours sur l'évolution suivie par la nature et par l'homme. La lutte menée contre l'idée de l'évolutionnisme depuis des dizaines d'années par les théologiens et autres réactionnaires, est plus dangereuse que tous les ravages qu'une « religion de la descendance » aurait pu causer dans des cervelles trop légères.

Ernst Haeckel combattait avec enthousiasme contre la survie d'une ancienne conception du monde, dans l'espoir et avec la croyance naïve que la nouvelle science de l'existence et du devenir de la nature, mènerait à une conception du monde supportable. Mais il n'eut pas la faculté de s'apercevoir que ses propres qualités étaient nettement insuffisantes pour donner à ses convictions une expression convenable. Si Haeckel avait, si peu que ce soit, étudié la philosophie, matière en laquelle il n'est même pas un dilettante, mais un enfant, il aurait certainement extrait de ses mémorables études phylogénétiques, les conclusions spiritualistes les plus élevées. Cependant, malgré toute la philosophie allemande, malgré tout ce qui se passa d'autre dans la culture allemande, la pensée phylogénétique de Haeckel est le fait le plus significatif de la vie spirituelle allemande pendant cette deuxième moitié du XIXè siècle.

Il n'existe pas de meilleure base scientifique pour l'occultisme que l'enseignement de Haeckel. Cet enseignement est grandiose, et Haeckel en est le plus mauvais commentateur. Ce n'est pas en indiquant à ses contemporains les faiblesses de l'œuvre de Haeckel que l'on sert la culture, mais en leur exposant la grandeur de son idée sur la phylogénétique. C'est ce que je fis dans les deux exemplaires de Conception du monde et de la vie au XIXè siècle qui sont consacrés à Haeckel et dans mon petit recueil Haeckel et ses adversaires. Les relations entre Steiner et Haeckel durèrent de nombreuses années. Un important échange de lettres le prouve. Tout d'abord, je n'étais guère enclin à connaître Haeckel, contraint comme je l'étais à y penser beaucoup.

Lorsque le soixantième anniversaire de Haeckel fut solennellement et brillamment fêté à Iéna, Rudolf Steiner fut invité. Le fils de Haeckel le présenta à son père, selon le désir de ce dernier. C'est ainsi que je fis personnellement la connaissance de Haeckel. C'était une personnalité fascinante. Des yeux qui regardaient le monde avec tant de naïveté et tant de douceur qu'on avait le sentiment que ce regard devait se briser s'il était pénétré par la rigueur de la pensée. II ne pouvait supporter que les impressions, les perceptions des sens, et non les pensées qui se révèlent dans les choses et les phénomènes. Tout mouvement intérieur chez lui tendait à laisser parler le sentiment et non l'idée qui l'avait provoqué. Je compris pourquoi il prenait tant de plaisir à peindre. Il s'épanouissait dans la contemplation sensible; là où il aurait dû commencer à penser, l'activité de son âme s'arrêtait, et il préférait fixer ce qu'il voyait avec son pinceau.

Si seulement il l'avait développée davantage, quelque chose d'humain et de charmant en aurait jailli. Cependant, dans un coin de cette âme, vivait un je ne sais quoi, qui s'obstinait à se manifester comme contenu précis d'une idée bien définie qui venait d'un tout autre monde que son sens de la nature. Deux êtres contradictoires vivaient en lui : l'un avait pour la nature une affection douce et vraie, et derrière cet être, l'autre vivait tel une ombre emplie d'aspirations inachevées, d'idées étroites, de fanatisme latent. Quand il par lait, sa douceur naturelle empêchait ses idées fanatiques de prendre forme. On avait alors l'impression qu'une affabilité naturelle émoussait par la parole une nature cachée et démoniaque. C'était une énigme humaine que l'on ne pouvait s'empêcher d'aimer au premier abord, mais dont les opinions ne tardaient pas à vous mettre en colère. C'est ainsi que je le vis lorsque dans les années 90 du siècle dernier, il préparait la publication de ces théories qui devaient déchaîner les luttes intellectuelles les plus violentes au tournant du XIXè siècle.

Le thème « Haeckel » n'a jamais disparu de la vie de Rudolf Steiner. Il l'a accompagné jusqu'à ses derniers moments. Le nom de Haeckel a été prononcé par R. Steiner dans vingt-cinq publications officielles au moins, et d'innombrables conférences.

Luttes pour la connaissance à l'époque de Weimar

La situation psychique spirituelle de Rudolf Steiner à Weimar, était inhabituelle. Mais la puissance de conscience avec laquelle il maîtrisa cet état, était, elle aussi, inhabituelle.

J'étais à l'âge où l'âme se tourne intensément vers la vie extérieure, où elle cherche à se créer au dehors un solide point d'appui. Toutes ces différentes conceptions du monde - par exemple celles de Nietzsche et de Haeckel - étaient pour moi autant de fragments du monde extérieur. Lorsque je me retirais de l'animation vivante qui m'entourait, je m'apercevais une fois de plus, que seul le monde de l'esprit que je contemplais intérieurement, m'avait été jusqu'alors vraiment familier. Il m'était très facile de me mettre en rapport avec ce monde. Souvent, il m'arrivait de songer à la peine que j'avais eue durant mon enfance et mon adolescence à trouver par les sens le chemin du monde extérieur. Il m'a toujours été docile de me souvenir des dates, de celles qui sont par exemple nécessaires, dans certains domaines de la science. Je devais parfois fixer longtemps et souvent un objet lorsque je voulais savoir son nom, sa classification parmi les catégories scientifiques, etc. Je peux dire que le monde des sens n'était pour moi qu'ombres et images. C'est en images qu'il passait devant mon âme, tandis que le lien que j'avais avec l'esprit, avait le caractère de la réalité absolue.

On peut être tenté de donner à cette autodescription l'estampille d'« introversion ». Dans le cas de Rudolf Steiner, ceci conduirait à un diagnostic parfaitement erroné. Il dit en effet plus loin : Je devais toujours me retirer dans la solitude de mon être (...) Le monde où je vivais semblait vraiment séparé du monde extérieur par une mince cloison.

Mais cette situation très pénible, qu'était la nécessité de briser la cloison, continuellement, et de passer dans le monde tout différent de ses pensées et de ses sensations, jusqu'à la limite accordée par sa mission propre, cela justement prouve l'état intérieur du jeune Rudolf Steiner alors âgé de trente-cinq ans.

Mon âme était enfermée dans son domaine propre, qui jouxtait le monde extérieur, et je devais franchir cette frontière chaque fois que j'avais quelque chose à faire dans le monde extérieur. J'avais de nombreuses relations, mais j'éprouvais le sentiment, en toute occasion, d'être obligé de sortir de mon monde comme par une porte, pour entrer dans celui de mes amis. C'était, à chaque fois, comme si j'étais en visite. Mais cela ne m'empêchait pas de prendre le plus vif intérêt à ces visites, et de m'y sentir aussi à l'aise que chez moi.

C'est dans ces quelques mots que se trouve la clef des problèmes que des biographes, qui n'étaient pas de bonne volonté, ont eu tant de difficultés à comprendre. Lorsqu'il écrivait sur Darwin ou sur Haeckel, ceux-là qui n'avaient pas une conception exacte le décrivaient comme étant un disciple de Darwin. Parlait-il de Nietzsche, il devenait à leurs yeux, immédiatement nietzschéen, et ainsi de suite.

Il en était ainsi avec les hommes et avec leurs opinions. J'allais avec plaisir chez Suphan et je voyais volontiers Hartleben; Suphan n'allait jamais chez Hartleben, et ce dernier jamais chez Suphan. Aucun des deux ne pouvait entrer dans les pensées ni admettre les opinions de l'autre. Je me sentais très vite chez moi dans la maison de Suphan, aussi bien que dans celle de Hartleben. Mais ni l'un ni l'autre ne venaient réellement chez moi. Même dans ma chambre, ils restaient chez eux.

Ce n'était en effet pas lui, l'introverti, mais bien les autres. Cette conclusion n'est pas seulement celle de Steiner, mais aussi des gens qui l'ont connu, comme Édouard Schuré, Jules Suerwein, Christian Morgenstern, Frédéric Rittelmayer, Albert Steffen... Ils s'accordent avec beaucoup d'autres pour dire l'extraordinaire faculté qu'avait Rudolf Steiner de se glisser dans l'âme de son interlocuteur, de comprendre et d'interpréter son être, souvent mieux que lui-même. C'est cette qualité qui lui permit de réagir comme il le fit devant l'œuvre et la personnalité de Haeckel et de Nietzsche.

Je saisissais la justesse relative de leurs idées. La nature intime de mon âme m'empêchait de les critiquer et de dire : ceci est juste, ceci est faux. Il aurait fallu pour cela que je ressentisse tout ce qui vivait en eux comme quelque chose d'étranger à mon propre être. Mais cela n'était pas le cas - ni d'un côté, ni de l'autre. Je ne me sentais réellement chez moi, que dans le monde spirituel que je contemplais et me sentais « comme » chez moi, dans tout autre monde.

Le fait que Rudolf Steiner ait possédé une telle certitude quant à sa position et à sa vie dans le monde spirituel, le gardait de tomber dans un relativisme sans caractère, un relativisme qui saisit tout, mais n'a aucune base vraiment personnelle. Il appartient à l'enseignement de sa future « anthroposophie » de reconnaître la justification relative des différentes conceptions du monde. D'après lui, il y a une vérité de l'idéalisme, une autre du matérialisme, une de l'empirisme, et ainsi de suite, de même qu'il existe une vérité pour Fichte, et une autre pour Herbart, ainsi que pour Marx, etc. Il se donna la peine de rechercher la communauté d'opinion dans chacun des aspects et des points de vue intellectuels et, pourtant, d'éviter le syncrétisme.

Celui qui repousse tout ce qui n'est pas situé dans la ligne de ses réflexions habituelles, n'est pas embarrassé par cette part relative de vérité que possèdent les différentes philosophies. Il peut ressentir sans arrière-pensée la fascination qu'exerce sur l'esprit une direction bien définie et qui ne varie plus. Bien des hommes sont victimes de ce côté fascinant de l'intellectualisme. Ils viennent très rapidement à bout d'opinions qui sont contraires aux leurs. Mais celui qui vit dans le monde de la « contemplation » comme doit l'être le monde spirituel, « voit » la relative justesse des « points de vue » les plus divers, et il doit constamment, en son âme, se garder de se laisser attirer vers un point de vue au détriment des autres. (...) Je vécus ainsi non sans connaître les dangers et les difficultés spirituelles.

Les publications de Rudolf Steiner pendant les sept années et demie qu'il resta à Weimar. représentent quatre-vingt-quinze titres d'ouvrages. En plus des sept livres de l'« Édition Sophie », en plus de ceux qu'il écrivit pour la « Littérature Nationale » de Kürschner, de son livre sur Nietzsche, de sa dissertation Vérité et Science, paraît son œuvre philosophique La Philosophie de la liberté.