Rudolf Steiner « gœthéaniste »

Rudolf Steiner fut recommandé par Julius Schröer, à Joseph Kürschner, qui avait édité l'œuvre de Gœthe, en association avec certains-érudits, dans la « Littérature Nationale Allemande ». La mission de publier l'œuvre scientifique de Gœthe échut à Steiner. Ses vingt-deux ans faisaient de lui, et de loin, le plus jeune des commentateurs.

Le premier livre parut en 1884; Schröer en écrivit la préface. Si l'on considère aujourd'hui le premier grand travail de Steiner, une expression vient immédiatement à l'esprit : « génie précoce ». Il est absolument incompréhensible qu'un aussi jeune homme, auquel l'université n'avait appris que la connaissance des bases de la science naturelle moderne, se soit montré aussi mûr, aussi capable, et ait pu accomplir cette difficile mission. Jusqu'à présent, il n'existe aucun commentaire meilleur ou plus compréhensible que le sien. Il ne s'est trouvé personne pour en écrire un nouveau sur les œuvres de botanique ou de zoologie de Gœthe. C'est pourquoi il faut passer sur les erreurs de détail que Steiner a pu commettre. L'ensemble de l'œuvre appréhende en effet parfaitement la situation unique dans laquelle se trouvait Gœthe, lorsqu'il présenta, après des dizaines d'années de travail, sa nouvelle méthode d'étude de l'organique.

On comprend que Gœthe, ayant pris sa recherche tellement au sérieux, ait pu énormément souffrir de voir qu'elle n'était ni adoptée ni même accueillie! « Le plus grand tourment est de ne pas être compris » . Gœthe fit paraître sa Métamorphose des plantes (1. In La Botanique (« Morphologie », « La métamorphose des plantes », « Maximes en prose », etc.) paru aux Éditions Fischbacher dans une traduction d'Henriette Bideau. (N.D.É.) avec ses introductions, comme programme d'une nouvelle science de l'organique, sans lui fixer de place particulière dans L'Histoire de la science. Il traitait même des principes en marge du livre. Ainsi, dans son introduction : « Ce que la chimie et l'anatomie ont apporté pour la connaissance intérieure et extérieure de la nature, nous pouvons le rappeler en quelques mots, à la mémoire des amis de la science. »

Les recherches analytiques, poursuivies sans trêve, entraînent plus d'une conséquence : « Le vivant est décomposé, fragmenté en éléments, mais à partir de ces éléments, on ne peut pas le recomposer, le rendre à nouveau vivant. » Gœthe croit connaître une autre méthode que celle du « parcellement, du morcellement ». A ses débuts, il a essayé d'expliquer lui-même cette méthode particulière aux substances organiques. Le jeune Steiner découvrit ce Gœthe oublié et le présenta à son époque. Gœthe est le Copernic et le Kepler du monde organique. C'est ce que l'on pouvait lire dans l'introduction de R. Steiner; pendant plus de quinze ans, il essaya de faire connaître la sagesse de cette thèse qui n'avait pas été admise par le XIXè siècle.

Rudolf Steiner fit connaître ses propres idées sur la nouvelle science de l'organique dans son livre Épistémologie de la pensée gœthéenne. Dans cette première œuvre personnelle, il entreprit justement l'étude de ce que Gœthe avait éludé, à savoir : penser (sur) sa propre pensée. Mais cette tâche devait être aussi entreprise dans le but de démontrer l'aspect scientifique de la méthode gœthéenne de recherches. De Brunn-am-Gebirge où sa famille était installée après que son père y fut transféré, il envoya un exemplaire de cette œuvre à un esthète et écrivain allemand très connu : Friedrich Theodor Vischer (1807-1887), se référant à un échange de lettres datant de trois années. Il accompagna cet envoi d'une lettre dans laquelle on peut lire notamment.

Bien que celle-ci (sa propre théorie de la connaissance) se rattache à Gœthe, j'admets volontiers avoir voulu apporter, en premier lieu, une contribution à la théorie de la connaissance, et non pas seulement à la recherche de Gœthe. Le plus important pour moi, ce ne furent pas les bilans positifs de la conception du monde de Gœthe, mais plutôt la tendance nouvelle, introduite dans la science par son observation du monde. Les exposés scientifiques de Gœthe et de Schiller représentent à mon avis un milieu auquel il manque un début et une fin; ces derniers doivent donc être trouvés. Le début sera l'exposé du principe de base d'après lequel nous devons penser cette conception de l'univers. La fin : l'analyse des conséquences que cette manière d'observer aura pour notre conception de l'univers et de la vie.

Vischer fut très intéressé par cette lettre et l'on retrouva cette dernière, dans les papiers de l'écrivain après sa mort. Malheureusement, sa réponse n'a pas été conservée. L'œuvre de Steiner réalise en effet, ce que Vischer lui-même préconisait. Les vieilles théories vitales et téléologiques du XVIIIè et du début du XIXè siècle, étaient aussi peu capables. de par leur caractère purement spéculatif, de faire de la botanique une science féconde, que les méthodes plus tardives basées sur la physique et la mécanique.

On croit devoir penser sur les objets d'une certaine manière, et sur tous les objets, même sur l'univers tout entier, de la même manière. La méthode de la physique est simplement un cas particulier parmi les divers genres de recherches scientifiques générales, où l'on prend la nature en considération, nature observée par rapport aux objets dans le domaine de cette science. Mais, si cette méthode est appliquée à l'organique, elle efface la nature spécifique de ce dernier. Au lieu de chercher à connaître l'organique selon sa nature, on le contraint par des lois étrangères à son essence. Mais, si l'on renie ainsi l'organique, on ne le connaîtra jamais. Cet état d'esprit scientifique répète seulement, à un niveau supérieur, ce qui a été acquis à un niveau inférieur...

Tant que des processus inorganiques se poursuivent dans l'organisme, la méthode physico-chimique a, même en biologie, sa justification. C'est seulement lorsqu'il s'agit de ce que la plante ou l'animal possède de spécifique, que la méthode mécaniste doit être abandonnée. Une rose, un épi de la vierge, un cerf, un lion ne sont, ni dans le présent ni dans le futur, déductibles du système périodique de la chimie. Les objets particuliers de la biologie reposent sur un terrain où la notion « d'élément chimique » n'a plus de sens. Les idées-images que Gœthe, par un patient travail d'élaboration intérieure, a décrites : la plante originelle, le type, la polarité et l'accroissement conduisent plus loin si les biologistes les emploient avec la même attention, le même scrupule, que possèdent le physicien et le chimiste quant à  « l'exactitude ».

Steiner ne voulait pas « retourner » vers Gœthe, ni vers les gœthéanistes. Ceux-ci, malgré leur connaissance des travaux de Carrus, Oken, Batsch, Alexandre Braun et beaucoup d'autres n'ont pu arrêter la  « marche triomphale » des mécanistes et des matérialistes, pendant la deuxième moitié du XIXè siècle et la première du XXè. Même les efforts plus ou moins impuissants de « l'ensemble » des théoriciens comme Driesch, Holisten et Smut, ne purent rien opposer de décisif au triomphe des « mécanistes » .

Il leur manquait à tous la théorie de la connaissance grâce à laquelle ils auraient pu agir avec la même détermination, la même certitude que les physiciens et les chimistes, dans les domaines de la biologie, de la psychologie et de la pneumatologie. Cette théorie de la connaissance, création philosophique visant à vaincre la science matérialiste de l'organique est le but du travail de Rudolf Steiner de 1882 à 1896.

Weimar

Karl Julius Schröer attira l'attention de la direction des archives de Gœthe et de Schiller à Weimar, sur le jeune Steiner, spécialiste de Gœthe. II fut invité à Weimar. En août 1889, il y vint pour une première visite. Bernhard Suphan, directeur des archives, discuta avec lui les détails d'un futur travail en commun aux archives. Le petit fils de Gœthe, Walther von Gœthe, était mort quelques années auparavant et avait légué à la Grande-Duchesse Sophie de Saxe, les manuscrits laissés par Gœthe. Elle avait fondé les « Archives de Gœthe », et décidé avec, Hermann Grimm, Gustav von Loeper et Wilhelm Scherer, d'organiser une édition complète de ces œuvres. Steiner est très heureux. Le 9 août, il écrit à Richard Specht :

J'éprouve un sentiment tout particulier, d'avoir sous les pieds le sol qui a porté les plus grands maîtres allemands. Je ne pense pas à Weimar seulement. Car je dois vous dire, que dans ma vie, j'ai vécu peu d'instants comme celui que j'ai vécu hier, lorsque j'entrai dans la chambre de Luther à la Wartburg, qui renferme tant de souvenirs historiques. Je ne puis malheureusement voir tout cela que très vite car j'ai fort à faire aux archives. J'ai beaucoup, énormément appris ici. Même maintenant, il m'est docile de me séparer de tous ces trésors... J'habite immédiatement derrière la maison de Gœthe, et le matin, en allant aux archives, je passe devant la maison de Mme de Stein. Ce sont pour moi des liens très chers. Lorsque je me suis trouvé pour la première fois, devant ces magnifiques statues, il me sembla tout à coup que tout ce que j'avais pensé et imaginé sur Gœthe et Schiller, recevait une vie nouvelle, comme si un soute vivifiant très particulier planait sur l'ensemble.

Rosa Mayreder était viennoise et eut une forte influence sur Rudolf Steiner. Il la connut chez la théosophe Marie Lang. C'était une personnalité tout à fait différente de celles qu'il avait connues jusqu'alors, non moins représentative, cependant, de l'âme féminine, qu'Eugénie Delle Grazie. Bientôt une profonde amitié s'établit entre Rosa Mayreder et Steiner. Rosa Mayreder est l'une des personnes pour lesquelles j'ai eu le plus de respect et à l'évolution de laquelle j'ai pris la plus grande part... Cette femme me semblait posséder toutes les qualités de l'âme dans leurs plus petits détails, à un tel point que leur action harmonieuse donnait une idée parfaite de l'humain. Rosa Mayreder était peintre, écrivain et poète. Elle fut connue par un ouvrage en deux tomes, Critique de la féminité. Elle écrivit le texte de l'opéra de Hugo Wolf, Corregidor. En collaboration avec Marie Lang, elle publia plus tard, Document des femmes, un journal féminin. Elle était une pionnière sympathique de cette « lutte pour la libération des femmes » oubliée aujourd'hui et qui, pourtant, a ouvert la voie à l'égalité des droits pour les deux sexe.

Contrairement à l'attitude pessimiste de Delle Grazie, Rosa Mayreder était pleine de forces positives, créatrices, agissant dans le monde extérieur, bien que son type la rendit fort différente d'une féministe. Elle était de « son temps », et comprenait avec une grande sûreté les devoirs qui lui incombaient. Dans sa recherche de la liberté, l'âme de Rudolf Steiner lui fut très proche. Rudolf Steiner préparait alors l'élaboration conceptuelle de l'enseignement qu'il donna un peu plus tard dans sa « Philosophie de la liberté » C'est avec Rosa Mayreder que j'ai le plus parlé des formes de ma pensée, à l'époque de la naissance de mon livre. Une partie de la solitude intérieure dans laquelle je vivais disparut grâce à elle... Au cours de ma vie, bien souvent, j'ai revu en esprit, avec une immense reconnaissance, l'image d'expériences faites à cette époque... Comment, par exemple, une promenade dans les splendides forêts alpines, avait fait surgir en moi et en Rosa Mayreder, le sens réel de la liberté humaine...Cette amitié rayonna longtemps encore après l'époque viennoise. Bien des lettres en font foi. Un an après le départ de R. Steiner pour Weimar, Rosa Mayreder lui écrivait « Le vide que notre séparation a laissé dans ma  vie, me devient chaque jour et à chaque heure plus sensible, lorsque d'innombrables sujets de réflexion éveillent en moi l'incertitude, le doute, l'erreur, le trouble et font surgir le désir du bonheur incomparable que fut votre amical concours. Plus votre éloignement dure, ami fidèle, et plus l'idée que vous demeurerez au loin me semble impensable. »

Revenant à Vienne, Steiner fait un détour par Berlin et y rend visite à Édouard von Hartmann. Ils eurent un entretien très vivant. Un an plus tard, en automne 1890, il réussit à se libérer définitivement de Vienne et à s'installer à Weimar. L'entrée de Rudolf Steiner à Weimar, aux archives de Gœthe et de Schiller, qui étaient sous la protection de la Grande-Duchesse Sophie, est indiquée dans le douzième livre des annales de Gœthe : « Rudolf Steiner, de Vienne, a été adjoint aux employés en automne 1890. A l'exception de l'ostéologie, tout le domaine de la morphologie lui est imparti, cinq ou six livres de la deuxième partie, ainsi qu'un matériel extrêmement important n'existant encore qu'en manuscrits. »

Il est bien entendu que R. Steiner remplit sa mission. La qualité la plus grande qu'il trouve aux écrits scientifiques de Gœthe est la tendance universaliste de sa connaissance. Mais son exactitude philologique est à l'occasion mise en doute, ce à quoi il répond catégoriquement

L'intéressé (il parle de lui) n'a jamais eu d'ambition quant à son activité philologique; il aurait pu indiquer, après réflexion, bien des erreurs qu'il a commises, mais ne se cherche aucune excuse pour les fautes d'inattention qu'il a pu faire.

A Vienne, Rudolf Steiner se sentait « chez lui ». Il n'était pas seulement autrichien de naissance, il possédait également les qualités particulières typiques de ce peuple : cordialité, amabilité et esprit de conciliation. Même la sonorité de son langage garda toute sa vie l'écho de sa patrie autrichienne. A Weimar, il était et resta « un invité ». Un invité qui attendait beaucoup de Weimar et était empli du plus grand respect pour cette « Athènes » allemande qui, bien que peu de temps, fut le centre de L'Histoire spirituelle du monde. Il fut, hélas, rapidement et profondément déçu. Non de sa vie au milieu de ses compagnons de travail, bien qu'à Vienne il ait été gâté sur ce point. Il avait trouvé à Weimar, comme à Vienne, des cercles d'écrivains, de savants, d'artistes, dans lesquels, lui qui se décrit comme un « homme sociable » se sentit à l'aise et fut bien accueilli.

Mais c'est le pédantisme philosophique qui régnait aux archives de Weimar qui le paralysait et l'isolait. C'est ainsi que le 20 octobre 1890, il écrivit à Rosa Mayreder : Ici, je suis seul. Il n'y a personne qui, même de loin, ait la moindre compréhension pour ce qui me touche et occupe mon esprit. Et dans le même sens, il écrit à l'un de ses amis viennois (Frédéric Eckstein), en novembre 1890 : Comme je me sens seul et incompris ici! Vous pouvez difficilement le concevoir!

Il était arrivé à Weimar avec les plus grands espoirs, comme un pèlerin au terme de son voyage. Et il dit : Ici, à Weimar, je demeure étranger et froid devant la vie et l'activité de cette ville de momies classiques.

Mai 1891

Cette solitude spirituelle dura plus ou moins pendant toutes les années qu'il passa à Weimar, malgré les multiples rencontres de gens importants et connus, tels Treitschke, Hermann Grimm, Ernest Haeckel, Gabrielle Reuter, Frédéric Koegel et beaucoup d'autres.

Il endura près de sept ans cet exil. Mais il ne fit pas que subir! C'est pendant cette coupure dans sa vie que, à côté de son travail pour les « Éditions Sophie », il posa les bases de la science spirituelle qu'il appela Anthroposophie. En premier lieu, il se rendit à Rostock, pour recevoir son diplôme de Docteur en Philosophie, depuis longtemps échu. Le philosophe du lieu, Heinrich von Stein, avait éveillé l'intérêt de Rudolf Steiner par son œuvre« Sept livres sur Platon ». Ce fait fut la raison qui me poussa à présenter ma thèse devant le cher vieux philosophe dont le livre avait une grande valeur pour moi, et que je n'ai vu que le jour de l'examen. La personnalité de Heinrich von Stein, fit, lors de cette unique rencontre, une profonde impression sur R. Steiner

Un personnage calme, tranquille en tout dans son maintien, très âgé, les yeux doux. Il me parut qualifié, aimable, mais pénétrant lorsqu'il s'occupait du développement de ses élèves. Son langage exprimait la réflexion du philosophe en chacun de ses mots et jusque dans la prononciation elle-même. Il me dit : « Votre dissertation ne suit pas les normes exigées, on voit que vous ne l'avez pas faite sous la direction d'un professeur, mais peut-être vais-je l'accepter volontiers, à cause de son contenu. »

Le sujet de ce travail était : La question fondamentale posée par la théorie de la connaissance, en tenant compte tout particulièrement de l'enseignement scientifique de Fichte. Prolégomènes d'un accord de la conscience philosophique avec elle-même (1891). Le problème que Rudolf Steiner considérait comme le plus important ne pouvait être formulé plus clairement

Prolégomènes d'un accord de la conscience philosophique avec elle-même. Cela, Gœthe ne l'avait jamais recherché. Sa conception de la nature naquit et grandit tout naturellement de la substance même de sa propre entité. On aimerait dire, paradoxalement : instinct spirituel, ou bien « instinct d'esprit » pour expliquer l'attitude de Gœthe.

C' est pourquoi ce dernier fut pour Steiner une fin, quant à toutes les aspirations futures que cache son œuvre, fin à laquelle il a donné et voulu donner un nouvel envol, par sa pensée sur la pensée et par son accord de la conscience philosophique avec elle-même.

Le contenu essentiel de la dissertation parut un an plus tard sous le titre : Vérité et Science. Prélude à une Philosophie de la Liberté, dédicacé au Dr Édouard von Hartmann avec mon chaleureux respect, 1892.

Gabrielle Reuter

A Weimar, Rudolf Steiner fit la connaissance de Gabrielle Reuter, dans la demeure de l'écrivain Olden, dans le cercle duquel il se trouvait souvent. Elle avait écrit un roman, De bonne famille ; qui la fit connaître dans des cercles plus vastes. L'admiration que rencontrait Gabrielle Reuter dans le cercle d'Olden, avait quelque chose d'une inexprimable beauté. Et R. Steiner partageait de grand cœur l'admiration que cette femme connue faisait naître autour d'elle.

Je compte les heures que je vécus grâce à Gabrielle Reuter, parmi les plus belles de ma vie... [C'était une] personnalité qui portait en elle les profonds problèmes de l'humanité et les comprenait avec un certain radicalisme du cœur et du sentiment. Elle pénétrait de toute son âme tout ce qui, dans la vie sociale, lui paraissait contradictoire, entre les préjugés traditionnels et les recherches issues de la nature originelle profonde de l'homme.

On peut parler aujourd'hui de Gabrielle Reuter comme de l'une des plus nobles représentantes de ce combat pour la libération, l'émancipation et la dignité de la femme dans la vie sociale, qui occupa les vingt dernières années du XIXè siècle. Aujourd'hui, elle est presque oubliée. Pour sa part, Rudolf Steiner, dans son autobiographie, déchire le voile de l'oubli par ces paroles de reconnaissance :

Avec elle, les entretiens pouvaient être illimités, et toujours pleins de charme... Je pense aux jours révolus et je me vois auprès d'elle, debout au coin d'une rue, discutant pendant des heures, sous un soleil brûlant, des problèmes qui la troublaient. Gabrielle Reuter pouvait très dignement et sans perdre un instant son calme, parler de choses qui auraient jeté d'autres qu'elle dans un grand état d'excitation. Elle accentuait nettement ce qu'elle avait à dire, non en criant, car c'est son âme seule qui criait. Elle avait une façon bien à elle de parler, calmement, régulièrement, mettant toute son âme dans l'articulation des mots qu'elle prononçait. Il me semble dans tous ses écrits, retrouver ce style si particulier, et si plein d'attraits.

Anna Eunike

Au début de son séjour à Weimar, il connut les tourments d'un « sous-locataire », continuellement à la recherche d'une chambre; mais ceux-ci prirent fin lorsqu'il fut accueilli dans une famille qui s'occupa, pour lui, de tous ces problèmes matériels. Le capitaine en retraite Eugène Frédéric Eunike était mort en 1882, laissant sa femme Anna, née Schultz, avec ses cinq enfants, quatre fillettes et un garçon. Rudolf Steiner trouva là un foyer et y vécut la plus grande partie du temps qu'il passa à Weimar.

J'avais pour moi seul, à mon entière disposition, toute une partie de la maison; Madame Anna Eunike, avec laquelle je liai rapidement amitié, s'occupait avec le plus grand dévouement de tout ce qui me concernait... Elle attachait énormément d'importance au fait que je sois à ses côtés dans la tâche docile que représentait l'éducation de ses enfants .... Je ne voyais les enfants que lorsque les circonstances le permettaient. Cela arrivait souvent, car j'étais devenu véritablement un membre de la famille. Je prenais les repas à l'extérieur; sauf le petit déjeuner et le dîner. J'avais trouvé là une atmosphère familiale si agréable que je m y sentais plus que bien. Lorsque les jeunes amis des sociétés gœthéennes de Berlin, qui s'étaient liés étroitement à moi, voulaient de temps à autre se sentir « entre eux », ils venaient chez moi, dans la maison d'Eunike. Et j'ai tout lieu de croire qu'ils s'y sentaient bien.

Au nombre de ces visiteurs, se trouvait Otto Eric Hartleben, avec lequel Rudolf Steiner, même au début de l'époque berlinoise, devait être étroitement lié.