Le changement (Berlin 1897-1900)

Les intellectuels de Berlin en 1897 appartenaient à des milieux sociaux nombreux et divers. L'époque de Guillaume avait commencé. Bismarck avait été renvoyé par Guillaume II dans sa retraite de la forêt saxonne. Mais on percevait encore les échos de la grande époque d'Alexandre de Humboldt, de Hegel, de Schleiermacher. Un homme comme Hermann Grimm, qui avait participé au travail des archives de Gœthe et Schiller à Weimar, avait obtenu une chaire de professeur à l'Université. Il s'en fallut de peu que Rudolf Steiner se tournât vers Grimm pour être introduit par lui, dans les cercles académiques berlinois. Parmi tous les érudits spécialistes de Gœthe qu'il avait rencontrés, Hermann Grimm était après Schröer, une personnalité encore représentative par son importance et son destin, de la grandiose et classique époque de Weimar. Tous ces souvenirs se cristallisaient autour de lui. Hermann Grimm avait épousé Gisèle de Armin, fille de Bettina de Armin qui, au travers de L'Échange de lettres avec un enfant continuait à vivre comme un membre proche de l'entourage de Gœthe, dans la conscience de tous les spécialistes de son œuvre. Rudolf Steiner vit en Grimm comme un genre de survivance spirituelle de Gœthe et le respecta fort. Il l'avait souvent vu à Weimar.

On sentait ce que signifiait l'expression noblesse spirituelle, lorsque Hermann Grimm entrait aux Archives.A partir du moment où j'eus pris connaissance de son livre sur Gœthe, je ressentis une grande attirance pour son esprit. On peut le comprendre, car Hermann Grimm était l'incarnation même du crépuscule gœthéen, à la fin du XIXè siècle. Lorsque H. Grimm entrait aux Archives à Weimar, on sentait ces lieux liés à Gœthe, comme par des fils invisibles et secrets. Il était naturel qu'à Berlin Rudolf Steiner recherchât le plus possible la compagnie de H. Grimm et obtint, grâce à lui, la place qui lui était due dans la vie intellectuelle officielle de la capitale. Hermann Grimm l'aurait certes aidé. Mais Steiner, volontairement, repoussa cette possibilité.

Hermann Grimm, à Weimar, lors des repas pris à deux à l'hôtel, lui avait exposé d'une manière qui lui était particulière ses idées sur L'Histoire de la fantaisie allemande. R. Steiner avait été fortement impressionné par ce livre, mais il aperçut immédiatement l'abîme qui le séparait de Grimm. Je croyais savoir comment le monde suprasensible agit au travers d'un homme. Un homme était devant moi, l'esprit dirigé vers la spiritualité constructive, formatrice, mais il ne voulait pas saisir cette spiritualité en sa vie personnelle, par la connaissance. Elle demeurait dans la région où l'homme ne ressent le spirituel que sous forme de fantaisie. L'aversion personnelle de Gœthe pour ce qui avait trait à la pensée sur la pensée, à la recherche des idées et pensées apparaissant dans l'âme humaine considérée comme lieu subjectif d'un développement à caractère objectif, tout cela était également tout à fait étranger à Hermann Grimm. Il advint donc que Rudolf Steiner, tout en ayant à vaincre des contradictions intérieures, chercha à s'intégrer à des cercles totalement différents.

Le « Magazin Für Literatur »

Depuis 1832, année de la mort de Gœthe, un Magazine de Littérature était édité à Berlin et portait des noms d'éditeurs variés et changeants. Rudolf Steiner l'acheta avec l'obligation, entre autres, de prendre Otto Erich Hartleben comme associé. Rudolf Steiner accepta, comme un « fait du destin » cette obligation, qui ne lui facilitait guère le travail. Pour des raisons principalement commerciales, ce magazine littéraire, devint l'organe de la « Société Littéraire Libre », par opposition à la traditionnelle « Société Littéraire» . C'est dans ce milieu qu'entra Rudolf Steiner à l'âge de trente-six ans. La « métamorphose » intérieure de Weimar continua alors au milieu d'une vie extérieure à peine imaginable si l'on pense aux souvenirs de Vienne et de Weimar. Rudolf Steiner choisit non point le monde des professeurs renommés de l'Université berlinoise, mais l'avant-garde qui, dans la capitale allemande d'alors, équivalait à la bohème. Ce fut donc son nouveau milieu. C'était comme s'il cherchait à éprouver par là son monde intérieur si riche. Comme s'il cherchait à résister au processus de déchirement provoqué par le genre de vie qui l'attendrait s'il s'abandonnait sans retenue à « ce monde ». Au sujet des « années d'épreuves » de Berlin, il dit lui-même, peu de temps avant sa mort.

Le milieu où Rudolf Steiner était appelé à évoluer, par ses fonctions de rédacteur en chef, était celui des hommes de lettres, gens de théâtre, artistes, intellectuels. Des articles de fond, des chroniques hebdomadaires, donnaient le ton sur les événements du jour, de la semaine, façonnaient des moules de pensée, de sensibilité. En général, il n'y a rien pour guérir de toute illusion sur la liberté de la presse comme l'atmosphère des salles de rédaction! Il en était là comme dans toutes les grandes capitales où l'argent est lourdement manié par une industrie prospère. On y rencontrait comme ailleurs les écrivains, les auteurs dramatiques, qui mettaient leur talent au service des préjugés en vogue. Parmi les amis de la Rédaction se trouvaient aussi — figures que l'on rencontre également partout — ceux qui préféraient à cette foire sur la place l'isolement de la tour d'ivoire et se refusaient avec vertu à la grosse célébrité qu'il faut quémander. Car c'est également l'époque des utopies généreuses, du grand courant de l'idéalisme social; les uns s'embrigadaient dans les rangs des socialistes, des anarchistes intellectuels; les autres rêvaient d'une élite ouvrière et fondaient des Universités populaires.

Au milieu de ce pullulement de courants d'opinions, Rudolf Steiner espère pouvoir faire pénétrer ses idées, grâce à la revue qu'il dirige, et livre de toute son ardeur le combat quotidien. Il n'a plus un instant à lui, si ce n'est la nuit. C'est la personnalité « en place » à visiter, les collaborateurs à rechercher, à stimuler, les abonnés influents à recevoir, en plus du gros travail personnel de rédaction, de correction, etc. Il faut être au courant de tout ce qui paraît, avoir lu toutes les revues, toutes les nouveautés, et Dieu sait s'il y en a dans cette Allemagne dont la production littéraire, en plein essor, a triplé en trente ans, et qui s'apprête à saluer la fin du siècle par une abondance pléthorique d'encyclopédies, de recueils et collections en tous genres. II faut aussi avoir vu les dernières pièces de théâtre. D'autant plus que la « Société littéraire indépendante » s'adjoint bientôt une Section théâtrale qui monte elle-même une scène, publie son propre bulletin, lequel devient une annexe du « Magazin. »

Rudolf Steiner y donne des chroniques pleines de sève et de fougue. Il apporte à ces études, comptes rendus, critiques théâtrales, des idées personnelles, directrices, novatrices. Son ton est vif, alerte, tour à tour vibrant ou mordant. On sent qu'il prend intensément à cœur sa mission de diriger une Revue « qui doit servir à l'évolution des esprits vers la liberté » Tout ce qui touche aux idées, à l'art, notamment au théâtre (qu'il a si bien compris et servi), le mobilise. Il réclame pour le théâtre une renaissance, se plaint de la « dévalorisation » de la scène allemande, redoute qu'elle ne s'officialise, groupe autour de la Revue les personnalités les plus diverses et fréquente différentes écoles littéraires. C'est le temps où Rainer Maria Rilke, qui collabore irrégulièrement au « Magazin », mène avec lui une délicieuse polémique sur le « mot ».

Mais il fait en vain le tour de l'horizon. Rien ne lui signale que la nouvelle conception de l'univers qu'il porte en lui puisse prendre pied, être reçue, comprise. A part quelques amitiés individuelles, dans les cercles qu'il fréquente on ne l'« attend » pas. Ce sont là « gendelettres », surtout préoccupés d'être vus, reconnus, signalés, de composer leur attitude littéraire. II ne trouve que des hommes de métier là où il cherche des hommes tout court. Lorsqu'ils sont de moins haute volée, ces quarts de valeur, ces demi ratés, sont plus pittoresques, mais non moins affectés. C'est le cas de ce groupe des « Kommende », qui se retrouvait le soir dans la salle de réunion d'un café, et que l'un d'eux a si bien décrit : « Coryphées de l'art, de la musique, de la littérature, auteurs de livres non publiés dont nous connaissions déjà par cœur les bons passages, peintres de tableaux jamais entrepris, acteurs errants, génies dans l'art d'emprunter de petites sommes qu'on ne peut jamais rendre, jeunes gens qui font trembler les cieux et jeunes filles « ollé-ollé », femmes qui ne semblaient jamais savoir avec qui actuellement elles étaient mariées, poètes qui avaient pour dieu le destin et vivaient dans la foi que des souliers ressemelés peuvent tomber du ciel, dévots d' Apollon qui prennent leur petit déjeuner à minuit et portent en février, en guise de pelisse, la recon naissance (d'une chaleur relative) qu'elle est au Mont-de-Piété, et combien d'autres dont le grand problème est celui du repas et de la chambre d'hôtel et à qui, pour être riches, il ne manque que que de l'argent... On se rencontrait pour lire, à la lumière tremblante d'un bec de gaz dont la flamme avait été soigneusement baissée, et d'une voix fantômale de circonstance, le théâtre de Maeterlinck ».

Car c'est la pleine vogue du symbolisme et Maeterlinck incarne pour l'époque l'amour du « vaporeux » et de l'«indicible». La section dramatique du « Magazin » monte ses pièces, notamment « L' Intruse », dont Steiner assume la mise en scène. Dans ces cercles littéraires, il n'y a pas de milieu. Ou bien le naturalisme outrancier règne, la copie servile de la nature (du moins ce qu'on prend pour elle), c'est-à-dire un réalisme nu et cru. Ou bien l'on est symboliste, et c'est la fuite dans le songe d'or — Là tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté, — à côté, au-dessus, en tout cas en dehors du monde réel et bas qu'on coudoie dans la vie. Et de fait, l'esprit fin de siècle, qui a été ressenti dans toute l' Europe, est déprimant. Il semble que quelque chose se passe, qui doit être grave, mais qu'on saisit mal et il en résulte une ambiance d'impuissance et de lassitude. On se complaît à dresser des inventaires, qui, pour Steiner, ne devraient pas signifier un terme, mais un dé part. Mais il semble que les êtres soient imperméables à tout examen sérieux de la position de l'homme dans l'univers en ces années de disgrâce sur lesquelles se termine le XIXè siècle. La pensée n'a plus assez de valeur pour eux. Ils ne la tiennent pas pour une force de vie. Une « lutte pour une conception nouvelle du monde » ne les intéresse pas du tout ; car elle ne sert ni leurs buts personnels, ni le « dada » du moment, ni aucun snobisme rémunérateur; ils n'en voient point l'utilité. A quoi bon ?

Entre mon adieu à Weimar en 1897 et mon livre Le christianisme et les mystères de l'Antiquité, tout mon temps fut occupé par ces « épreuves ». Ces épreuves sont les obstacles dressés par le Karma, et le développement spirituel permet de les vaincre. Émile Bock a cherché dans un essai ( Personnages autour de Rudolf Steiner, à Berlin, à la fin du siècle ) à décrire par quelques tableaux d'atmosphère, le milieu dans lequel vivait Rudolf Steiner à cette époque : « Dans les cercles bourgeois, il y avait de bonnes raisons pour que l'on se détournât, avec une grande indignation morale, du cercle d' Otto Erich Hartleben. Celui qui s'y perdait n'était plus digne d'entrer dans les salons ». Donc, Rudolf Steiner devait, à cette époque, décider de son choix. Bien qu'on lui tint rigueur de son entourage, il s'attacha cependant à des originaux, des gens bizarres, bohèmes, noctambules, parias de la société. Mais il y trouva de la couleur, de la vie. Pour expliquer le style de ce monde, je veux raconter, pour commencer, une petite anecdote.

« Otto Erich Hartleben détestait rester chez lui le soir. Mais, lorsqu'il était dans une taverne, il détestait tout aussi profondément rentrer chez lui. Il faisait toujours grand jour lorsqu'il reprenait le chemin de son domicile. Il n'était donc pas étonnant qu'on ne puisse le sortir de son lit que dans le courant de l'après-midi. Un jour donc qu'il rentrait, à travers le Tiergarten, il découvrit, endormi sur un banc, son bon ami, le poète Peter Hille. II alla vers lui, le secoua, l'éveilla, et lui dit : "Peter, il n'est pas possible que tu campes ici dans l'humidité. Allez, lève-toi et cherche-toi une chambre". Lorsque Peter se fut bien éveillé, ils marchèrent ensemble dans le petit matin frileux, mais durent encore attendre un long moment, qu'ils passèrent dans une auberge où traînaient encore des noctambules. Lorsque enfin les maisons commencèrent à s'ouvrir, ils allèrent vers le quartier de la place Nollendorf, d'une maison à l'autre, à la recherche d'une chambre bon marché. Après de longues recherches, ils trouvèrent enfin une chambre à un cinquième étage et Peter Hille, tout heureux, rêvait déjà qu'il créerait à cet endroit la rédaction d'un grand journal... Il voulut immédiatement aller chercher les sacs entreposés chez des amis, dans lesquels ses œuvres attendaient, griffonnées sur des bouts de papier. Otto Erich paye deux mois d'avance pour lui. Tous deux sont ravis. Hartleben a fait une bonne action et Hille a encore une fois, pour un petit moment, la possibilité de mener une vie normale... Le matin suivant, Hartleben reprend le même chemin, par le Tiergarten. Il pleut. Sur le banc, comme le jour précédent, il voit Peter Hille couché. Il entre alors en fureur, et gronde... Hille lui demande alors : "Dis-donc, as-tu retenu l'adresse?" et Hartleben doit avouer : "Non, moi non plus." »

Il serait faux de conclure, d'après cette anecdote, qu'il s'agissait d'un cercle de gens corrompus ou débauchés. Le génie d'un grand nombre de ceux qui vivaient dans ce milieu de Berlin, à la fin du siècle, dépassait de loin leurs faiblesses d'hommes. Otto Erich Hartleben et Peter Hille n'en furent pas les seules personnalités marquantes. Entre Rudolf Steiner et le poète Louis Jacobowski, fondateur de l'Union Sociale « Ceux qui viennent » (« Die Kommenden »), des relations très cordiales se développèrent. De jeunes artistes apportaient là leurs premières œuvres. Des conférences de toutes sortes, auxquelles Steiner participait, donnaient aux réunions une véritable impulsion scientifique. Des conversations s'ensuivaient où l'on approfondissait les problèmes.

La soirée se terminait dans la détente, sans contrainte. Louis Jacobowski était le centre d'un cercle qui grandissait chaque jour. Tous aimaient cette personnalité aimable, pleine d'idées, qui déployait au milieu de nous tant de finesse et de noble humour. (...) Sa personnalité intime reposait sur une base tragique. A trente ans, le 2 décembre 1900, trois mois après Nietzsche (mort le 25 août), Jacobowski mourut de méningite. Rudolf Steiner fut profondément touché. Il reçut la mission de prendre la parole à l'enterrement de son ami. Ensuite, il s'occupa fidèlement de l'édition des œuvres du poète. Un autre personnage exceptionnel se lia amicalement avec Rudolf Steiner : John Henry Mackay, né en Écosse et « Berlinois d'adoption » depuis 1898. Mackay était pour les bourgeois de la capitale un être remuant. II avait écrit un roman, Les Anarchistes , des essais pour les « individualistes » édité par Stirner, qui était si combattu, et il montrait un enthousiasme pleinement humain pour son idéal qu'il appelait lui-même « anarchisme individualiste » . Cela suffisait largement pour que beaucoup le considèrent comme éminemment suspect. Steiner l'avait connu à Weimar et avait « accueilli amicalement cette sympathique personnalité ».

Mackay était animé par l'immense mouvement du vaste monde. L'expérience du vaste monde parlait à travers tout son être intérieur et extérieur. Il avait été en Angleterre et en Amérique. Ces expériences en avaient fait un être d'une bienveillance et d'une bonté sans limites. II existe, entre l'exposé de « l'individualisme éthique de Steiner dans sa Philosophie de la liberté, et « l'anarchisme individualiste » de Mackay, une concordance qui semble plus grande qu'elle n'est en réalité. En tout cas, l'époque de son amitié avec Mackay fut marquée par l'agressivité aiguë de Steiner, réclamant l'autonomie absolue de l'homme libre et le rejet de toute autorité extérieure. Ce moment fut dangereux pour lui au point de vue spirituel.

A ce moment, vers 1898, mon âme devait être déchirée et plongée dans un abîme, à cause de l'individualisme éthique pur. Il fallait faire d'un aspect purement et humainement intérieur, un acte extérieur. L'ésotérique devait devenir exotérique. Rudolf Steiner réussit cette épreuve spirituelle qui fut une réelle tentation. La suite de sa vie le montre. Dans les mots qu'il écrivit sur son ami Mackay, on perçoit les combats qui se déroulèrent alors en son âme : La noblesse de sentiment de Mackay avait sa source dans l'impression fondamentale que toute personnalité a une grande responsabilité envers elle-même. Des natures humbles, soumises, cherchent un idéal, ou un Dieu à respecter, à prier. Elles ne peuvent se donner à elles-mêmes une valeur propre, et c'est pourquoi elles la cherchent à l'extérieur. Des natures orgueilleuses ne reconnaissent en elles que ce qu'elles ont fait par elles-mêmes... C'est pourquoi elles sont sensibilisées à toute intrusion étrangère dans leur vie. Leur moi personnel veut être un monde pour soi afin qu'il puisse se déployer sans obstacle. Ce n'est que par ce maintien sacré de la personne en soi, que le moi étranger peut être pris en considération... Mackay était une nature noble, sûre d'elle. Celui qui plongeait avec le même sérieux que lui, dans les profondeurs insoupçonnées de l'âme, sentait s'éveiller des passions et des désirs, dont l'homme qui n'est pas libre ne peut se faire aucune idée...

Intérieurement Rudolf Steiner les soupèse, évalue leur inconscience en comparaison du message dont il porte en lui déjà les traits de feu, du potentiel de vérités à venir qui s'accumule en lui, — et il poursuit le travail ingrat qui trempe ses forces. Ce message, qui sera plus tard pour beaucoup le réveil intérieur, le chemin de Damas, est encore trop intraduisible pour avoir déjà prise sur le cours extérieur de sa destinée, dont le déroulement continue sans secousse apparente. Car il ne connaît plus d'alternatives de doute, d'abattement ou d'espoir enthousiaste. Une maîtrise absolue de sa vie intérieure les lui épargne. Nulle amertume, nulle tentative hors de propos, tant qu'elle serait vouée à l'échec. Son regard pénétrant saura saisir les plus légers signes. D'ailleurs, à l'égard des êtres qu'il fréquente, ce regard, qui lui révèle les raisons intimes des faiblesses, des manquements, des vides, est désarmé par la pitié. Les destins individuels ne lui inspirent qu'affection compatissante et indulgence. Autant sa plume à cette époque est mordante, autant son cœur est tolérant. Il est aussi sévère justicier en face des porteurs d'idées fausses ou mauvaises qu'il leur est pitoyable en tant que pauvres diables d'hommes. C'est là un trait spontané de sa nature et pas seulement l'acquis d'une discipline, car cette bonté native et qui a horreur du tapage perce à travers toute sa vie, dans les plus petites choses. Recueillons l'anecdote, contemporaine de cette période, rapportée par l'un des fameux « Kommende ».

« Vers 1897, j'étais un assidu du Café Nollendorf dans la Kleiststrasse, lieu de réunion de littérateurs et d'artistes. Y fréquentaient Wolzogen, Peter Hille, Nikisch, Busoni, Oscar Strauss et Richard Strauss, qui passaient là des nuits entières dans ce vieux temps de l'ancien Empire où il n'y avait pas encore d'heure de clôture... « Rudolf Steiner, qui d'ordinaire lisait les. journaux dans la salle de devant, venait faire un tour dans la salle du fond pour voir ce qui se passait, et le plus souvent il ne restait pas. Comme j'étais un jour avec W., Steiner passa la tête, me salua et voulut s'éclipser. Mais je le rattrapai, et malgré son air grave, je le forçai à s'asseoir à notre table. Il resta raide comme un piquet, ne souffla mot, et disparut à un moment d'inattention. Mais, quelques jours après, dans la salle des journaux, nous nous lancions dans une conversation si absorbante qu'elle dura jusqu'à ce que les petits mitrons apportent les pains du matin. Dès lors, une amitié nous lia, qui dura plusieurs années, mais ne se cultiva qu'au café. Un entretien avec Rudolf Steiner avait un attrait incomparable. En apparence, il glissait d'un sujet à un autre, mais en apparence seulement ! En fait, c'était le rayonnement d'un esprit universel. Il possédait tant de connaissances diverses ! Il avait déjà en lui un penchant vers le mysticisme, sans qu'il quitte jamais le terrain de la réalité. Mais un petit fait me révéla, plus que tous les mots, l'homme qu'il était. Comme nous discutions un soir ensemble, le poète Peter Hille, un pauvre hère, vint à notre table et commanda un café. Nous savions qu'il n'avait pas le sou et chacun se demandait comment il s'en sortirait. En s'en allant, pourtant, il appela le garçon pour payer. Le garçon vint : « C'est réglé ! », dit-il. Renversé, Peter Hille s'exclama : « Est-ce qu'il y a des anges qui volent par ici ? Lequel de vous a fait cela ? » Ce n'était pas moi, et Steiner déclara qu'il était déjà bien content d'avoir pu payer le sien. Comme il n'y avait plus personne d'autre, Peter Hille nous quitta en branlant le chef. — Je m'en allai au petit jour avec Steiner, et il me dit avec résignation : « Il faut que je rentre à pied ; je n'ai plus de quoi prendre le tram. » De mon côté, j'étais fauché et ne pouvais l'aider. Je lui proposai de l'accompagner. Il habitait en dehors de Berlin. Après avoir marché ainsi en bavardant, il me dit « Voyez-vous, Saxerl, comme c'est bien que j'aie joué l'ange ; sinon nous n'aurions pas eu cette belle promenade d'aube. » Si mince que soit le fait, il caractérise la nature de celui qui devint un représentant spirituel de l'humanité. »

Mais cette bienveillance foncière et indulgente s'exerce parfois à ses propres dépens, et il est à la merci de celui qui y fait appel. A Weimar, désarmé en face des détails de la vie matérielle, il avait pris pension chez Mme Eunicke qui, restée seule avec cinq enfants, quatre filles et un fils, était heureuse d'être conseillée pour leur éducation. Elle ouvrait d'autre part sa maison aux amis de Rudolf Steiner et lui procurait ainsi une atmosphère familiale qui répondait bien à sa nature éminemment sociable. Quand il partit pour Berlin, à nouveau recommença la vie « en garni », les nuits passées à lire, à travailler, les repas sautés, l'heure oubliée, l'absence du rythme familial, souvent pesant, mais pourtant sain, et, qui vient réparer les brûlures de l'esprit. Mme Eunicke s'en aperçut. D'autre part, elle mûrissait un projet. Ses filles grandissaient. Elle les marierait plus aisément à Berlin, dans la grande ville, dans le cercle de relations que Rudolf Steiner s'était créé, surtout si elle reconstituait l'armature extérieure d'un foyer. Elle souhaitait secrètement que Rudolf Steiner lui donnât son nom. Elle vint donc louer, dans un faubourg champêtre de Berlin, à Friedenau, une maison où il reprit pension. Et, lorsqu'elle lui demanda de l'aider à consolider sa vie par un mariage officiel, il ne voulut pas se dérober. Par générosité, par attachement à l'ami « inconnu », il ne voulut pas refuser cet acte purement formel dont Mme Eunicke attendait plus d'apparence sociale. John Mackay fut témoin, en octobre 1899, du mariage de Rudolf Steiner et d' Anna Eunike. Cette union, malgré ce qui en a été dit, n'a jamais été brisée. Rudolf Steiner continua, tant qu'il eut gîte et couvert à son foyer, de verser une pension qu'elle notait soigneusement sur son livre de comptes. Mais si cette situation était simple pour Rudolf Steiner, il n'en était pas de même pour Mme Eunicke, femme-enfant aimant à être entourée, choyée, et à qui la tranquille bonté qu'on lui offrait amicalement commençait à devenir insuffisante, bientôt intolérable. Elle s'en était contentée au début, tant qu'elle n'était pas officiellement sa femme, et surtout à Weimar tant qu'il faisait de cette famille son foyer. Mais par la suite, ses occupations l'en avaient détaché de plus en plus. Il lui échappait complètement. L'admiration enthousiaste se tourna en un dépit ombrageux, vindicatif, qui s'exerça aux dépens de Rudolf Steiner. Lorsqu'un ami de celui-ci eut épousé la fille aînée, Mme Eunicke quitta Berlin. Après une séparation de plusieurs années, Anna Steiner mourut le 19 mars 1911. Elle dit à sa fille Wilhelmine, quelque temps avant sa mort : « Les années vécues avec Rudolf Steiner ont été, réellement, les plus belles de ma vie. »

Jamais Rudolf Steiner n'en prit prétexte pour témoigner moins de bonté à ceux qui lui demandèrent son appui. On aurait dit que lui, qui lisait pourtant jusqu'au fond des êtres, ne pouvait pas discerner ce que ces appels avaient parfois d'intéressé, ou même de fourbe. Ou bien, s'il voyait, passait-il outre ? Se disait-il le mot qu'il répondait un jour à celle qui s'étonnait qu'il pût s'être laissé calomnier sans jamais se défendre, « car enfin la pitié a des bornes »... — « Non, la pitié n'a point de bornes ». Pendant l'hiver 1897-98, Rudolf Steiner fait à la « Société littéraire indépendante » un cycle de conférences sur « Les grands courants de la littérature allemande, de 1848 à nos jours ». Il fréquente aussi un club qui vient de se fonder pour la défense des idées scientifiques nouvelles et qui porte comme un emblème le nom de Giordano Bruno. On y cultivait l'étude de ce qui peut dégager la pensée du vieux dualisme scientifique. Tout le désignait pour y collaborer; l'étude qu'il écrivait alors, ses relations avec Haeckel, qui venait d'accepter le patronage d'un livre que lui avait commandé l'éditeur Croinbach : « Idées et Doctrines au XIXè siècle ». Et pendant plusieurs années il y prend régulièrement la parole. Mais son absence de préjugés, son impropriété notoire au fanatisme, font toujours de lui, dans un groupe, un isolé. Il désire beaucoup que ce cercle ne tombe pas dans une sorte de panthéisme diffus qui ne masque au fond que paresse d'esprit et dilettantisme. Il ne cesse de faire ressortir à la fois la valeur et l'insuffisance du transformisme et met de plus en plus nettement le doigt sur la plaie. Le monisme scientifique n'apporte qu'une œuvre incomplète, et accentue finalement la division profonde de l'homme moderne. On n'a pas le courage de s'avouer que le credo des religions et les dogmes de la science sont inconciliables. « En Allemagne, on aime mieux les compromis bâtards que les révolutions », écrit Henri Lichtenberger.

Ce qui donne au fond à la vie le goût du cœur, et lui confère sa vraie valeur, entre en conflit de plus en plus accusé avec ce qu'enseignent les savants et les professeurs. On sent, à travers les articles écrits alors par Rudolf Steiner, qu'il essaie de jouer toutes les notes du clavier pour voir si celles qui sont à son diapason ont de la résonance. Mais ceux qui l'écouteront un jour ne sont pas encore rassemblés; en outre, lui-même n'a pas encore trouvé les sons définitifs. Ainsi les deux pôles de sa vie se recherchent et se dirigent toujours plus irrésistiblement l'un vers l'autre. Au-dehors, c'est la même production étourdissante, le don total de soi à son travail, don « sans réserve » (c'est son mot, celui qui revient toute sa vie, pour tout ce qu'il fait), les lectures, les visites, les répétitions, articles à rédiger, épreuves à corriger, conférences en province et à Berlin... et derrière toute cette façade, un message spirituel mûrissant, grandissant, qui approche du cap décisif de l'exotérisation.