AUSCHWITZ II-BIRKENAU: L'EXTERMINATION

Auschwitz II-Birkenau, conçu et construit pour l'extermination massive, va devenir un effroyable abattoir humain.

Le KZ de Birkenau

En octobre 1941 commence la construction, à 3 kilomètres au nord-ouest du camp central d'Auschwitz 1, d'un vaste camp comprenant 250 baraques destinées à recevoir 200 000 déportés à la fois. Ce nouveau camp est baptisé Birkenau (" la prairie aux bouleaux "), forme germanisée du nom de la petite ville polonaise de Brzezinka rasée pour lui faire place. 13 000 prisonniers de guerre édifient le gros oeuvre pendant l'automne et l'hiver dans des conditions terribles, puisque 200 seulement survivront. Auschwitz II-Birkenau s'étendra sur 175 hectares.
Le docteur Rober Lévy , survivant de Birkenau, décrit Auschwitz II et évoque la vie quotidienne qu'il y a connue.

« Complètement entouré de cours d'eau, le camp se trouvait dans un terrain marécageux, si bien que le paludisme y régnait continuellement. Birkenau constituait le camp central d'une trentaine d'autres camps de la Silésie et de la Pologne et fournissait de la main-d'œuvre à ces camps pour alimenter en hommes les mines de charbon (Janina, Jaworzno, Jawoscowice, etc.) et les usines de guerre (Gleiwitz, DAW, Siemens, Buna, etc.). En échange, Birkenau recevait les inaptes au travail de tous ces camps et se chargeait de les faire disparaître à tout jamais.
Le camp ressemblait à tous les autres. La double clôture de fils de fer barbelés chargés à haute tension et les miradors, environ tous les 175 mètres, rendaient vain tout essai d'évasion. Tous ceux qui s'y risquèrent furent repris puis pendus, sauf quelques Russes qui semblent avoir réussi à passer.
Le camp se composait de sept groupes de bâtiments: le camp des femmes, le camp de quarantaine, le camp des Tchèques, le camp des hommes, le camp des Tziganes, l'infirmerie centrale, le dernier rassemblant les bains, les chambres à gaz et les fours crématoires. Les cadres, au début, étaient surtout fournis par des criminels de droit commun allemands, plus tard par des déportés polonais et russes et, à partir de 1943, quelquefois par des déportés tchèques, français et hongrois.
Les baraques pour 500 à 600 hommes étaient presque exclusivement des écuries pour chevaux, cloisonnées de façon à obtenir trois rangées superposées de lits, contenant quelquefois des paillasses remplies de copeaux de bois, presque toujours des couvertures. Tout le monde se levait à 4 heures et demie du matin, les kommandos quittaient le camp à 6 heures pour rejoindre leur lieu de travail. Ils recevaient auparavant un 1/2 litre de succédané de café ou d'une infusion indéfinissable. À midi, ils interrompaient leur travail pendant une heure, et recevaient de la soupe (3/4 de litre à 1 litre). Après, ils continuaient à travailler jusqu'à 17 heures environ. Le retour au camp était suivi d'un interminable appel, particulièrement pénible par temps de pluie, de neige ou de gel. Au repas du soir, on distribuait 1/2 litre de café ou tisane, 300 grammes de pain pour la journée, avec une cuillerée de marmelade de betteraves rouges, trois autre fois une tranche de saucisson et une fois par semaine 40 grammes de fromage. La nourriture quotidienne avait une valeur de 900 à 1 000 calories. Le travail physique exténuant, les accidents de travail fréquents, les brutalités des surveillants, la nourriture insuffisante, le misérable état des vêtements et des chaussures, les poux entraînaient une mortalité et une morbidité effroyables. Et tout cela était calculé et voulu. Ce n'était pas mauvaise organisation, négligence, non, tout le système que nous cherchions à comprendre était de tuer lentement ceux que l'on n'avait pas exterminés dès leur arrivée. »

Pendant seize mois, le docteur Lévy est affecté à l'infirmerie centrale des détenus, à 200 mètres des crématoires et des chambres à gaz. Il est donc le témoin impuissant de ce qui se passe à Birkenau.
Le médecin a aussi observé la situation sanitaire.

« Les galoches à semelles de bois grossières, légèrement excavées, provoquaient chez presque tous des plaies et ulcérations des pieds et des jambes. Le mauvais état général aidant, les phlegmons des pieds et des jambes oedématiées étaient une des grandes causes de mortalité, provoquée aussi par d'innombrables cas de tuberculose fraîche ou réveillée par les privations. Pneumonies et pleurésies se multipliaient. Au printemps 1944, il y avait un service spécial pour les pleurésies; sur 1 200 malades, on comptait près de 100 pleurésies. Pendant l'hiver 1943-1944, une grave épidémie de typhus exanthématique fit de nombreuses victimes; la fièvre typhoïde et la dysenterie sévissaient continuellement. À un certain moment, il y avait un Block entier de 300 à 400 diarrhéiques. En octobre 1943, l'infirmerie comptait une dizaine de petits Blocks de 100 malades et trois grands de 400 malades, soit une moyenne de 2 000 malades, avec un effectif de 50 médecins et de 120 infirmiers. La surveillance était exercée par un médecin allemand SS et un sergent infirmier SS. »

Et le docteur Lévy conclut:

« Combien de temps pouvait tenir un sursitaire de la mort ? À Birkenau, on comptait une survie de deux à trois mois au maximum pour un déporté travaillant dans un kommando. Au bout de ce temps, il était devenu squelettique. La fonte complète du tissu graisseux et partielle du tissu musculaire en avait fait un " musulman ", selon l'expression du camp. La faim, le froid, l'humidité, les blessures et les maladies le tenaillaient cruellement. Il essayait de ménager ses maigres forces en restant assis le plus possible, et en tirant sa mince couverture sur sa tête fléchie en avant. Il ressemblait à un musulman en prières. Un coup de poing d'un SS ou d'un surveillant, un coup de gourdin sur la tête suffisaient à l'achever avant qu'il ait été happé par la prochaine sélection . »

Car Auschwitz II-Birkenau a été avant tout un camp d'extermination, le plus grand camp d'extermination nazi.

L'extermination

La sélection pratiquée par les SS conduit les déportés vers la chambre à gaz. Cette sélection est pratiquée soit directement à l'arrivée des trains, soit périodiquement dans les Reviers et les KZ.
Cette étude s'appuie sur des témoignages, tous référencés, qui figurent dans le livre déjà cité, et qui fait autorité en cette matière, d' Eugène Kogon, Hermann Langbein et Adalbert Rückerl, intitulé " Les Chambres à gaz, secret d' État."

Les sélections

Le SS Pery Broad, membre de la Gestapo du camp de 1945 à la fin, qui a rédigé un long mémoire sur Birkenau, décrit ainsi une sélection immédiate à l'arrivée d'un convoi:

« Sur une contre-voie de la gare de triage se tient un long train de wagons de marchandises. Les portes coulissantes sont fermées avec des fils de fer plombés. Un détachement de service a pris position autour du train et de la rampe. Les SS de la direction du camp de détention font descendre tout le monde du train. Un désordre confus règne sur la rampe. On commence par séparer les maris de leurs femmes. Des scènes d'adieu déchirantes ont lieu. Les époux se séparent, les mères font un dernier signe à leur fils. Les deux colonnes en cinq files avancent à plusieurs mètres l'une de l'autre sur la rampe. Celles qui, en proie à la douleur de l'adieu, essaient de se précipiter pour donner encore une fois la main ou dire quelques paroles de consolation à l'homme aimé sont rejetées par les coups des SS. Puis le médecin SS commence à sélectionner ceux qui lui paraissent aptes au travail. Les femmes en charge de petits enfants sont en principe inaptes, ainsi que tous les hommes d'apparence maladive ou délicate. On place à l'arrière des camions des escabeaux, et les gens que le médecin SS a classés comme inaptes au travail doivent y monter. Les SS du détachement d'accueil les comptent un à un. »

Ces malheureux sont conduits directement à la chambre à gaz. Trois témoignages précisent ce que sont les sélections effectuées dans les Reviers.
Le docteur Robert Lévy décrit, ainsi, les sélections qui sont faites dans l'infirmerie générale où il se trouve.

« Tout à coup, le médecin SS se présente dans les Blocks. Tous les malades et blessés doivent défiler nus devant lui (ils étaient du reste rarement munis d'une chemise). D'un geste de son index, il les fait mettre presque tous d'un côté de la baraque. Le sergent-infirmier inscrit leur numéro matricule. Consternés, car nous savons qu'ils sont condamnés à mort, nous mentons à ces malheureux et nous leur disons qu'on va les transférer dans un autre camp. La plupart ne se font aucune illusion sur le sort qui les attend.
Les plus jeunes pleurent et ne veulent pas comprendre qu'à cause d'un ulcère de la jambe ou d'une gale infectée ils doivent mourir. Ils me demandent anxieusement si l'asphyxie par les gaz est douloureuse. Les plus âgés sont résignés, d'autres prient et écrivent des lettres d'adieu qui n'arriveront jamais à destination. Les médecins, les infirmiers continuent à donner les soins comme d'habitude. Pendant des heures, nous renouvelons les pansements de ceux qui vont mourir. Heureux ceux qui sont tellement exténués qu'ils ne réalisent plus et sont devenus absolument indifférents. Quelques-uns meurent encore pendant la journée dans leur lit. Tout à l'heure, on entassera leurs cadavres parmi les vivants, qui dans la soirée sont réunis dans un local. Après un dernier appel et une dernière vérification de leurs numéros matricules, on leur enlève chemises et ceintures et ils montent tout nus dans les camions. Les quelques récalcitrants y entrent poussés par des coups de crosse et des coups de gourdin. Consignés dans nos baraques, nous regardons à travers les fissures les camions se diriger vers les fours. »

Un officier polonais qui a pu s'évader d'Auschwitz confirme ces scènes.

« La façon dont ceux qui étaient condamnés au gaz étaient envoyés à leur destin était exceptionnellement brutale et inhumaine. Les cas chirurgicaux graves portant encore leurs pansements, ainsi qu'une procession de malades épuisés et terriblement émaciés, et même les convalescents en voie de guérison, étaient chargés sur des camions. Ils étaient nus et le spectacle était absolument horrible. Les camions s'arrêtaient à l'entrée du quartier et les malheureuses victimes y étaient simplement jetées ou empilées par les auxiliaires. Je fus souvent le témoin de ces expéditions tragiques. Une centaine d'individus étaient comprimés dans un petit camion. Tous savaient exactement le sort qui les attendait. Une grande majorité restaient absolument apathiques, tandis que les autres, surtout les malades de l'infirmerie, avec leurs blessures béantes qui saignaient ou leurs plaies horribles, se débattaient avec frénésie. »

Le 18 juillet 1947, Kremer, médecin SS du camp, a témoigné lors de son procès à Cracovie.

« Les gazages des femmes épuisées du camp de concentration, des cachectiques qu'on désignait généralement sous le terme de " musulmans " était particulièrement pénible. Je me souviens que j'ai pris part une fois au gazage d'un groupe de femmes. Je ne saurais plus dire combien il y en avait. Lorsque j'arrivai près du Bunker, elles étaient assises par terre, encore habillées. Comme leurs tenues du camp étaient en loques, on ne les admettait pas dans la baraque de déshabillage; elles devaient se déshabiller en plein air. De leur comportement, j'ai déduit qu'elles savaient ce qui les attendait, car elles pleuraient et imploraient les SS. Mais toutes furent chassées dans les chambres à gaz et gazées. En tant qu'anatomiste, j'avais vu beaucoup de choses affreuses, j'avais eu souvent affaire à des cadavres, mais ce que je vis cette fois-là dépassait toute comparaison. C'est sous les impressions que je ressentis alors que j'écrivis dans mon journal le 5 septembre 1942: " Le plus horrible de l'horrible. Le Hauptscharführer Thilo avait bien raison de me dire aujourd'hui que nous nous trouvions à l'anus du monde. " J'ai employé cette expression parce que je ne pouvais m'imaginer quelque chose de plus affreux et de plus monstrueux . »

La sélection a lieu d'une façon aussi inhumaine dans les Blocks, toujours pour éliminer ceux qui sont inaptes au travail. Robert Waitz explique comment cela se passe à Auschwitz III-Monowitz:

« Dans le camp, la sélection se passe de la manière suivante. Brusquement, un soir, après la rentrée du travail, les Blocks sont consignés et aucun détenu n'a le droit de quitter son Block. Dans chaque Block passent soit des SS (exceptionnellement le médecin SS, rarement le sous-officier infirmier), soit habituellement des médecins déportés. On fait défiler devant eux, d'un pas accéléré, la totalité des détenus de ce Block, nus de face et de dos. Tous ceux qui sont très maigres sont inscrits sur une liste, même s'ils ne se sont jamais présentés à l'infirmerie depuis deux ans par exemple, et s'ils donnent pleine satisfaction à leurs contremaîtres. Il faut avoir vu les SS et les médecins inspecter la région fessière de ces hommes amaigris; un large espace bâille entre les cuisses, bien que les pieds soient réunis; les fesses sont réduites à un petit sac de peau plissée et entre elles on aperçoit tout le périnée et les bourses; l'anus se présente au fond d'un profond entonnoir. Dans les cas douteux, on soupèse les fesses, pour voir si, dans ces sacs fessiers, il persiste un peu de muscle. Au cours de ces sélections, les kapos ont un rôle important, car ils peuvent défendre un détenu, souligner son rendement au travail et le faire rayer de la liste. Inversement, ils peuvent facilement se débarrasser des déportés qui ne leur plaisent pas. »

Ces sélections constituent des "actions spéciales" aboutissant à la chambre à gaz. Elles ne coupent pas l'appétit au médecin SS de camp qui écrit dans son journal intime:

« • 2 septembre 1942. Ce matin à 3 heures, j'ai assisté pour la première fois à une " action spéciale ". En comparaison, l'enfer de Dante me parait une comédie. Ce n'est pas pour rien qu'Auschwitz est appelé un camp d'extermination.
5 septembre 1942. J'ai assisté cet après-midi à une " action spéciale " appliquée à des détenues du camp féminin (musulmanes), les pires que j'ai jamais vues. Le docteur Thilo avait raison ce matin en me disant que nous nous trouvons dans l'anus mundi. Ce soir vers 8 heures j'ai assisté à une " action spéciale " de Hollandais. Tous les hommes tiennent à prendre part à ces actions, à cause des rations spéciales qu'ils touchent à cette occasion consistant en 1/5 de litre d'alcool, 5 cigarettes, 100 grammes de saucisson et de pain.
6 septembre 1942. Aujourd'hui mardi, déjeuner excellent: soupe de tomates, un demi-poulet avec des pommes et du chou rouge, petits fours, une merveilleuse glace à la vanille. Parti à 8 heures pour une " action spéciale ", pour la quatrième fois.
7 septembre 1942. Assisté à la neuvième " action spéciale ". Étrangers et femmes.
12 septembre 1942. Inoculation contre le typhus. À la suite de quoi, état fébrile dans la soirée; j'ai néanmoins assisté à une " action spéciale " dans la nuit (l 600 personnes de Hollande). Scènes terribles près du dernier Bunker. C'était la dixième " action spéciale ". »

Les gazages

Auschwitz 1 est, dès le début, pourvu d'un crématoire. Le premier gazage a lieu le 3 septembre 1941 dans le Block 11. Rudolf Höss, commandant du camp, qui a laissé une copieuse autobiographie de deux cent vingt-huit pages, en rend compte comme suit:

« Au cours d'un de mes voyages de service, mon suppléant le gardien chef Fritzsh avait employé un gaz pour tuer. C'était la préparation d'acide cyanhydrique Zyklon B qui était employé dans le camp comme insecticide et dont on possédait des réserves. Il m'en rendit compte à mon retour et, lors de l'arrivée du convoi suivant, on utilisa de nouveau ce gaz. Le gazage eut lieu dans les locaux disciplinaires du Block 11. J'ai assisté moi-même, vêtu d'un masque à gaz, à la mise à mort. Dans les cellules bondées la mort était instantanée. »

L'expérience étant concluante, la première véritable chambre à gaz est installée dans la morgue, attenante au crématoire. Il s'agit d'un local sans fenêtres de 16,8 mètres sur 4,6 mètres. Voici ce qu'écrit Höss à ce sujet:

« Je me rappelle le gazage de 900 prisonniers russes qui eut lieu plus tard dans l'ancien crématoire, car l'utilisation du Block 11 présentait trop de difficultés. On s'est contenté de percer plusieurs trous, d'en haut, à travers la couche de terre et de béton qui recouvrait la morgue. Les Russes ont dû se déshabiller dans l'antichambre, puis ils sont entrés très tranquillement dans la morgue: on leur avait dit en effet qu'on allait les épouiller. La totalité du convoi a pu entrer dans la morgue. On a fermé les portes et jeté le gaz par les ouvertures. Je ne sais pas combien de temps il a fallu pour les tuer. On a entendu d'abord pendant quelque temps un bruit de conversations. Puis, quand on a jeté le gaz, il y eut des hurlements et une bousculade vers les deux portes. Mais celles-ci ont résisté à la poussée. »

Cette chambre à gaz a fonctionné sans interruption de l'automne 1941 à octobre 1942. Mais elle ne suffit pas. Deux chaumières abandonnées dans un bois de Birkenau sont à leur tour transformées en chambres à gaz. On les connaît sous le nom de Bunkers 1 et 2. Voici la description qu'en donne le SS Broad:

« À quelque distance du camp de Birkenau qui grossissait comme une avalanche, il y avait deux chaumières, propres et jolies, séparées l'une de l'autre par un petit bois au milieu d'un charmant paysage. Elles avaient été peintes à la chaux d'un blanc éclatant. Leur toit était de chaume et elles étaient entourées d'arbres fruitiers du pays. Seul un observateur attentif de ces maisons pouvait s'apercevoir de l'existence de deux écriteaux portant en différentes langues l'inscription vers la désinfection. Il remarquait alors que les maisons n'avaient pas de fenêtres, mais que leurs portes étaient étonnamment robustes, munies de garnitures hermétiques en caoutchouc et de fermetures à vis, auprès desquelles on avait placé des targettes de bois; qu'on avait construit à côté, jurant avec elles, plusieurs grands baraquements d'écurie du genre de ceux qui servaient au camp de Birkenau à loger les détenus. La colonne des camions est souvent venue ici pour y conduire les condamnés à l'asphyxie par le gaz. Ils se déshabillaient dans les baraques. Puis on les enfournait dans les chambres à gaz. »

Le commandant d'Auschwitz, Höss, décrit lui-même les gazages:

« Au printemps de 1942 arrivèrent de Haute-Silésie les premiers convois juifs voués à l'extermination. De la rampe du chemin de fer, on les conduisait à la chaumière, le Bunker numéro 1, à travers les prairies. Quelques chefs de Blocks les encadraient et s'entretenaient avec eux de la manière la plus anodine, pour leur donner confiance. Arrivés près de la chaumière, les déportés durent se déshabiller. Ils se rendirent d'abord tranquillement dans les pièces où on devait les désinfecter. Mais dès ce moment certains d'entre eux marquèrent une hésitation, parlant expressément d'asphyxie, d'extermination. Un début de panique se manifestait. Cependant ceux qui étaient encore au-dehors furent poussés à l'intérieur des chambres et l'on ferma les portes hermétiquement. Au cours des transports suivants, on s'attacha à déceler les plus réticents et à ne pas les perdre de vue. Si quelque agitation naissait, on conduisait sans bruit les fauteurs de trouble derrière la chaumière où on les exécutait à l'aide d'un fusil de petit calibre: les autres ne remarquaient rien. »

Höss donne d'autres précisions.

« Sur la rampe du chemin de fer, les juifs, jusqu'alors sous la surveillance d'un piquet du camp, étaient pris en charge par la police d'État. Ils étaient amenés en deux détachements par le chef du camp de détention au Bunker. C'est ainsi que l'on appelait les installations d'extermination. Les bagages restaient sur la rampe, d'où on les portait à l'endroit du tri, dénommé " Canada ", entre les bâtiments du DAW et la cour. Les juifs devaient se déshabiller près du Bunker. On leur disait qu'ils devaient se rendre dans les pièces dites d'épouillage. Toutes ces pièces, au nombre de cinq, étaient remplies simultanément. On fermait les portes étanches et on jetait à l'intérieur les boîtes de gaz prévues à cet effet. Une demi-heure plus tard, on ouvrait les portes; il y en avait deux par pièce. On retirait les cadavres, qu'on portait aux fosses sur les wagonnets d'un chemin de fer de campagne. Des camions emportaient les vêtements à l'endroit du tri. Tout le travail, aide lors du déshabillage, remplissage du Bunker, vidage du Bunker, enterrement des cadavres, aussi bien que le creusage et le remplissage des fosses communes, était accompli par une corvée spéciale de juifs qui étaient tenus à part et qui, selon les instructions d'Eichmann, devaient être exterminés eux aussi après chaque opération importante. »

Le livre de référence rapporte le témoignage d'un déporté français, le docteur A. Lettich, qui décrit le sort réservé aux condamnés arrivant près du Bunker.

« Très poliment, très gentiment, on leur faisait un petit discours: " Vous arrivez de voyage, vous êtes sales, vous allez prendre un bain, déshabillez-vous en vitesse. " Subitement les brutes se réveillaient: on obligeait à grands coups ce troupeau humain, ces hommes, ces femmes, à sortir nus, été comme hiver, et ils devaient franchir ainsi les quelque cent mètres qui les séparaient de la " salle de douche ". Au-dessus de la porte d'entrée se trouvaient les mots Brausebad (bains-douches). Au plafond, on pouvait même voir des pommes de douches, qui étaient cimentées mais qui n'ont jamais distribué d'eau. Ces pauvres innocents étaient entassés, serrés les uns contre les autres, et là commençait la panique: ils comprenaient enfin quel sort les attendait, mais les coups de matraque et les coups de revolver ramenaient le calme rapidement, et tous pénétraient enfin dans cette chambre mortelle. Les portes étaient fermées et, dix minutes après, la température était assez élevée pour faciliter la volatilisation de l'acide cyanhydrique, car c'est avec de l'acide cyanhydrique que les condamnés étaient gazés. C'était le Zyklon B, terre à infusoires imprégnée de 20 % d'acide cyanhydrique, qu'utilisait la barbarie allemande. Alors, par une petite lucarne, le SS Moll lançait les gaz. Les cris qu'on entendait étaient effrayants. Mais au bout de quelques instants, un silence complet régnait. Vingt à vingt-cinq minutes après, fenêtres et portes étaient ouvertes pour aérer et les cadavres immédiatement jetés dans des fosses où on les brûlait; mais les dentistes avaient au préalable vérifié chaque bouche pour en extraire les dents en or. On s'assurait de même si les femmes n'avaient pas intimement dissimulé des bijoux et leurs cheveux étaient coupés et méthodiquement recueillis pour une destination industrielle. »

Dans son livre, Claude Lanzmann ( Lanzmann Claude, Shoah, Paris, Fayard, 1985), présente le texte intégral, paroles et sous-titres, de son film Shoah. À la p. 139, il rapporte le témoignage de Filip Müller, un des survivants du kommando spécial d'Auschwitz:

« - La mort par le gaz durait de dix à quinze minutes. Le moment le plus affreux était l'ouverture de la chambre à gaz, cette vision insoutenable: les gens, pressés comme du basalte, blocs compacts de pierre. Comment ils s'écroulaient hors des chambres à gaz! Plusieurs fois j'ai vu cela. Et c'était le plus dur de tout. À cela on ne se faisait jamais. C'était impossible.
« - Impossible.
« - Oui. Il faut imaginer: le gaz, lorsqu'il commençait à agir, se propageait de bas en haut. Et dans l'effroyable combat qui s'engageait alors - car c'était un combat - la lumière était coupée dans les chambres à gaz, il faisait noir, on ne voyait pas, et les plus fort voulaient toujours monter, monter plus haut. Sans doute éprouvaient-ils que plus ils montaient, moins l'air leur manquait, mieux ils pouvaient respirer. Une bataille se livrait. Et en même temps presque tous se précipitaient vers la porte. C'était psychologique, la porte était là... Ils s'y ruaient, comme pour la forcer! Instinct irrépressible dans ce combat de la mort. Et c'est pourquoi les enfants et les plus faibles, les vieux, se trouvaient au-dessous. Et les plus forts au-dessus. Dans ce combat de la mort, le père ne savait plus que son enfant était là, sous lui.
« - Et quand on ouvrait les portes ... ?
« - Ils tombaient... ils tombaient comme un bloc de pierre... une avalanche de gros blocs déferlant d'un camion. Et là où le Zyklon avait été versé, c'était vide. A l'emplacement des cristaux il n'y avait personne. Oui. Tout un espace vide. Vraisemblablement les victimes sentaient que là le Zyklon agissait le plus. Les gens étaient... ils étaient blessés, car dans le noir c'était une mêlée, ils se débattaient, se combattaient. Salis, souillés, sanglants, saignant des oreilles, du nez... On observait aussi certaines fois que ceux qui gisaient sur le sol étaient, à cause de la pression des autres, totalement méconnaissables... des enfants avaient le crâne fracassé...
« - Oui.
« - Comment ?
« - Affreux...
« - Oui. Vomissures, saignements. Des oreilles, du nez... Sang menstruel aussi peut-être, non, pas peut-être, sûrement! Il y avait tout dans ce combat pour la vie... ce combat de la mort. C'était affreux à voir. »

Höss explique comment les cadavres sont incinérés:

« C'est seulement en 1942 que furent terminées les nouvelles installations des crématoires. Jusque-là, il fallait gazer les détenus dans des chambres à gaz provisoires, et brûler les cadavres dans des fosses. Avant la crémation, on enlevait les dents en or et les anneaux. On alternait des couches de cadavres avec des couches de bois et, lorsqu'un bûcher d'environ 100 cadavres avait été constitué, on mettait le feu au bois avec des chiffons imbibés de pétrole. Quand la crémation était bien lancée, on jetait dans le foyer les autres cadavres. On collectait avec des seaux la graisse qui coulait sur le sol de la fosse et on la rejetait au feu pour hâter le cours de l'opération, surtout par temps humide. La durée de la crémation était de 6 à 7 heures. Par vent d'ouest, la puanteur des corps brûlés se faisait sentir dans le camp lui-même. Lors du nettoyage des fosses, on écrasait les cendres. Cela se passait sur une plaque de ciment où des détenus pulvérisaient le reste des ossements avec des rouleaux de bois. Puis les cendres, transportées par un camion, étaient jetées dans la Vistule à un endroit écarté. »

Le SS Pery Broad, évoquant la situation pendant l'été 1942, conclut :

« Les méthodes d'extermination d'Auschwitz ne satisfaisaient plus Himmler. D'abord, elles étaient trop lentes. Puis les grands bûchers répandaient une telle puanteur que la région en était empestée sur un rayon de plusieurs kilomètres. De nuit, à des kilomètres de distance, on voyait le ciel rougeoyer au-dessus d'Auschwitz. Mais, sans ces gigantesque bûchers, il aurait été inimaginable d'éliminer la quantité infinie des cadavres de ceux qui étaient morts dans le camp ou dans les chambres à gaz. »

Il faut donc utiliser d'autres moyens, d'autant plus que l'afflux des victimes est tel que les deux Bunkers ne suffisent plus pour les gazer.

Les crématoires

Les Installations

Au printemps 1943 est achevée la construction, à Birkenau, de quatre installations modernes, appelées par les SS " crématoires " et numérotées de 1 à 4. Chaque installation comprend trois parties: un local pour le déshabillage, une chambre à gaz et un four crématoire, les deux Bunkers n'étant plus utilisés que dans les cas d'urgence.
Höss décrit leur fonctionnement.

« Les deux grands crématoires 1 et 2 ont été construits au cours de l'hiver 1942-1943 et mis en exploitation au printemps 1943. Ils avaient chacun cinq fours à trois creusets et pouvaient incinérer en vingt-quatre heures environ 2 000 cadavres. Ils comportaient au sous-sol des pièces de déshabillage et de gazage. On pouvait les aérer ou y faire le vide. Les cadavres étaient montés par un ascenseur jusqu'aux fours qui se trouvaient au-dessus. D'après les estimations du constructeur, la firme Topf, d' Erfurt, les deux crématoires plus petits, 3 et 4, pouvaient incinérer chacun 1 500 cadavres en vingt-quatre heures. La rareté des matières premières due à la guerre obligea la direction des travaux à construire ces deux crématoires à l'économie. On édifia en surface les salles de déshabillage et de gazage et les fours furent construits en matériaux légers. Mais bientôt il se révéla que cette construction légère des fours, chacun à quatre creusets, n'était pas à la hauteur des exigences. Il fallut arrêter à plusieurs reprises le 4, car, après une courte durée de fonctionnement de quatre à six semaines, les fours ou les cheminées étaient brûlés. La plupart du temps, on incinérait les gazés dans les fosses situées derrière le crématoire 4. »

Les déportés sont amenés par voie ferrée directement à la porte des crématoires. La même procédure que celle décrite pour les Bunkers est employée: les SS rassurant les futures victimes, qui sont empilées dans la chambre à gaz présentée comme une salle de douches. Mais désormais le transport des corps et leur incinération est organisée industriellement.

Les Exécutions Massives

Les exterminations sont de plus en plus massives. Le SS Broad écrit :

« Au printemps 1944, Auschwitz a atteint son zénith. De longs trains faisaient l'aller et le retour entre le camp auxiliaire de Birkenau et la Hongrie. Un triage à trois voies allant jusqu'au nouveau crématoire permettait de décharger un train alors qu'un autre entrait en gare. Le pourcentage de ceux qui étaient destinés à un " hébergement spécial ", comme on disait depuis un certain temps au lieu de " traitement spécial ", était particulièrement élevé parmi les déportés de ces convois. Les quatre crématoires travaillaient sous pression. Mais bientôt les fours devinrent inutilisables du fait de l'usage excessif et continu qu'on en exigeait. Seul le crématoire 3 fumait encore. Les corvées spéciales furent renforcées. Elles travaillaient fiévreusement pour vider sans cesse les chambres à gaz. On remit même en fonction l'une des chaumières, sous la désignation de Bunker numéro 5. À peine avait-on retiré des chambres le dernier cadavre et l'avait-on traîné jusqu'à la fosse aux incinérations par la place encombrée de cadavres derrière le crématoire que déjà les victimes du prochain gazage se déshabillaient dans la grande salle. À ce degré de rapidité, il était à peine possible de transporter les innombrables vêtements hors du vestiaire. Parfois, de dessous un baluchon se faisait entendre, aiguë, la petite voix d'un enfant oublié. On l'en sortait, on le brandissait en l'air et l'une des brutes qui assistaient les bourreaux lui logeait une balle dans la tête. »

Cette période d'extermination intensive permet aux SS de gazer, à partir du 16 mai 1944, la plus grande partie des 438 000 juifs raflés en Hongrie, arrivés en 148 convois. Les Tziganes subissent le même sort. Léon Poliakov écrit à leur sujet :

« Au début de l'année 1943 commencèrent à arriver à Auschwitz des convois de Bohémiens, dans leurs vêtements bariolés. Ils posaient aux potentats du IIIe Reich un dilemme: du point de vue de l'Etat policier, ces errants étaient des " asociaux ", qu'il fallait faire disparaître; pourtant du point de vue des dogmes raciaux, ils étaient de pure race indogermanique. Le moyen terme consista à les interner. Höss, qui les qualifiait de ses " détenus préférés ", assure avoir nourri beaucoup d'affection pour eux, et leur créa ce qu'il appela un " camp familial ". Ayant gardé leur nature enfantine, écrit-il, ils étaient inconséquents dans leurs pensées et dans leurs actes, et jouaient volontiers. Ils ne prenaient pas trop au sérieux le travail... Certains avaient fait partie des Jeunesses hitlériennes, ou d'autres organisations du parti; d'autres, arrivant au camp, portaient sur leurs poitrines des médailles ou les décorations gagnées au cours de la campagne de Pologne. Au total, leur nombre à Auschwitz s'éleva à près de 20 000; à l'été 1944, sur ordre de Himmler, ils furent tous gazés. »

Les enfants, considérés comme inaptes au travail, sont mis à mort dès leur arrivée à Auschwitz. Voici ce qu'écrit à ce sujet Robert Waitz .

« Dès leur arrivée en gare d'Auschwitz, les enfants en dessous de quatorze ou quinze ans sont groupés avec les vieillards et la plupart des femmes et conduits à Birkenau, vers la chambre à gaz. Dans des cas particuliers, aucun tri n'est effectué. Il en est ainsi de convois d'enfants partis de Drancy. Ces convois sont composés uniquement de tout petits enfants. Toutes les pièces d'identité et tous les signes permettant de les reconnaître ont été supprimés. Ils sont accompagnés de quelques infirmières ou assistantes sociales qui se sont attachées à eux déjà dans les maisons d'enfants dans lesquelles ils se trouvaient au moment de leur arrestation. Ces convois sont gazés intégralement dès leur arrivée. J'ai connu l'ancien Lagerälteste de l'hôpital de Birkenau, vieux communiste bavarois, arrêté depuis 1933, ayant survécu à Dachau, à Buchenwald de la grande époque et à Auschwitz du début. Je ne puis oublier l'un de ses récits. Un soir d'été, il était assis devant un Block de l'hôpital de Birkenau. Un camion est tombé en panne, venant de la gare. Ses occupants suivent à pied la route qui longe l'hôpital et les petits enfants s'échappent malgré les SS. Ils vont cueillir des fleurs au bord de la route, en font un bouquet et le portent à leur maman. La route qui suit aboutit à la chambre à gaz. »

LA FIN

La résistance

Comme dans les autres KZ, une résistance s'organise parmi les détenus d'Auschwitz et de ses camps annexes. Des groupes se forment, tout d'abord selon les affinités, réunissant des amis sûrs et résolus à faire face, à s'opposer dans toute la mesure du possible à la cruauté de leurs bourreaux. La première tâche de ces petits groupes consiste à assurer la survie de leurs membres. Ils s'efforcent de placer quelques-uns d'entre eux dans l'encadrement des infirmeries et des hôpitaux. Les premiers de ces groupes sont polonais. Certains membres des kommandos extérieurs parviennent à entrer en contact, sur les lieux de leur travail, avec des civils polonais astreints eux-mêmes au travail obligatoire, car Auschwitz se trouve en Pologne. Ces groupes polonais parviennent de bonne heure à transmettre des informations sur ce qui se passe à Auschwitz aux organisations polonaises de Cracovie.

Les juifs ont plus de mal à créer leur groupe, car ils sont rapidement exterminés. Par contre se constituent de petites équipes de clandestins yougoslaves, autrichiens, russes, tchèques, allemands, français, etc. La fusion de ces différents groupes en une organisation internationale de résistance, qui prendra par la suite le nom de Groupe de combat d'Auschwitz, a lieu au printemps 1943. La direction de ce groupe de combat demeure jusqu'à l'été 1943 entre les mains de deux Polonais et de deux Autrichiens. Le jeune Viennois Ernst Burger, qui sera pendu par les SS à la veille de la libération du camp, joue un rôle de premier plan dans cette action: chargé du secrétariat du Block 4, c'est là qu'il abrite les réunions des clandestins.

Tandis que le front se rapproche, ce groupe redoute l'extermination des détenus par les SS avant leur départ. Une liaison est réalisée avec l'organisation de résistance polonaise Armia Krajowa. Celle-ci envoie un officier chargé d'établir la liaison avec les clandestins. Mais il est capturé en août 1944 par les SS et exécuté. Surviennent alors les transferts des déportés d'Auschwitz vers d'autres KZ, en même temps que l'arrestation des principaux responsables du groupe international. Il n'y aura donc pas de résistance armée lors de l'évacuation totale d'Auschwitz. Des révoltes isolées ont lieu pourtant. Hermann Langbein cite, notamment, celle de Budy en octobre 1942, tentative désespérée de femmes qui se solde par une boucherie. Ainsi que celle du Sonderkommando du crématoire 4. Les 600 déportés de ce kommando chargé du transport et de l'incinération des détenus gazés, sachant qu'ils vont être eux-mêmes exécutés, se révoltent le 7 octobre 1944. Ils incendient le crématoire avec sa chambre à gaz. Ils sont exterminés jusqu'au dernier. Dans le combat, les SS ont quatre tués et un nombre important de blessés. Mais l'entreprise était sans espoir.

Par contre, des évasions réussissent. H. Langbein révèle que, d'après des sources fiables, 667 tentatives d'évasion se sont produites à Auschwitz 1, Auschwitz II, Auschwitz III et dans les camps annexes. 100 à 397 déportés ont réussi à prendre la fuite, dont 16 femmes. Ces évadés comprennent: 48 % de Polonais, 19 % de Russes, 16 % de juifs, 6 % de Tziganes. Le quart provient du KZ d'Auschwitz 1, pourtant le plus sévèrement gardé, et le plus grand nombre de Birkenau, du fait de sa population de beaucoup la plus nombreuse.
Des sabotages sont également signalés, oeuvre essentiellement de détenus d'Auschwitz III-Monowitz.

La libération

En 1944, Auschwitz reçoit des convois de déportés provenant de l'Europe entière. La majorité n'entrent même pas au camp et sont conduits directement à la chambre à gaz. Dans le camp, le nombre total des déportés dépasse 200 000. Pour le décongestionner, des transports sont envoyés vers d'autres camps: Bergen-Belsen, Flossenbürg, Mauthausen, Natzwiller, Ravensbrück, etc.

Le 26 novembre 1944, Himmler ordonne la destruction des chambres à gaz et des crématoires, espérant dissimuler les exterminations massives aux futurs vainqueurs. Seul le crématoire 5 fonctionne jusqu'à la fin. Le 20 janvier 1945, les Allemands le dynamiteront avant leur départ. La déportation des juifs cesse. Le dernier convoi est arrivé au camp le 3 novembre 1944. Le 30 décembre 1944, Ernst Burger a été pendu avec quatre de ses camarades du groupe de résistance. La dernière exécution a eu lieu au camp des femmes le 6 janvier 1945: quatre jeunes juives sont pendues pour sabotage. Tandis que sont brûlées toutes les archives et en premier lieu les registres du bureau des entrées, qui auraient permis de découvrir l'ampleur du massacre.

Le 17 janvier 1945 commence l'évacuation générale. Elle dure jusqu'au 19. Les malades restent sur place. Les déportés valides sont embarqués dans des wagons ouverts et transférés dans d'autres KZ, notamment ceux de Buchenwald et Mauthausen. Un grand nombre d'entre eux vont trouver la mort pendant ce transfert ou dans les camps d'accueil. Les troupes soviétiques arrivent le 25 janvier 1945. Elles trouvent 7 650 personnes dans l'ensemble concentrationnaire d'Auschwitz, essentiellement des malades. Le 6 février 1945, la Croix-Rouge polonaise dénombrera seulement 4 880 survivants.

Les victimes

Les Français

L'association " Les fils et filles des déportés juifs de France " a publié une plaquette intitulée Le Train de la mémoire: Drancy-Auschwitz, 1942-1962, qui, reprenant notamment les travaux considérables de Serge Klarsfeld, donne le tableau chronologique des convois ayant conduit les juifs de France à Auschwitz. D'après ce tableau, le nombre des juifs français déportés à Auschwitz est de 76 000 dont 43 441 ont été gazés à leur arrivée au camp, et dont 2 564 seulement sont revenus en 1945. Les Chambres à gaz, secret d'État avance les chiffres de 69 025 juifs déportés de France vers Auschwitz, dont 41 805 y sont morts .
H. Langbein indique que Georges Wellers a calculé que sur les 61 098 juifs venus de France entre le 29 juillet 1942 et le 11 août 1944, 47 976, soit 78,5 %, ont été gazés à l'arrivée.

Le nombre des Français non juifs internés à Auschwitz n'est pas connu. Il semble avoir été relativement modeste. Parmi eux figurent ceux du convoi des 210 politiques françaises parties de Romainville le 23 janvier 1943 (avec Danielle Casanova, Maria Politzer, Marie Claude Vaillant-Couturier, Marie Elisa Nordmann, Charlotte Delbo, etc.) et ceux du convoi du 27 avril 1944.

Nombre total des victimes

D'après O. Wormser-Migot, 405 222 personnes ont été immatriculées à Auschwitz, dont 269 373 hommes et 132 849 femmes. Mais les déportés immatriculés n'ont évidemment représenté qu'une petite minorité des victimes d'Auschwitz. D'après H. Langbein, la population maximale d'Auschwitz 1 était de 17 070 personnes le 22 août 1944, de 22 061 le 20 janvier 1944 à Auschwitz II, de 26 705 à Auschwitz III (" et sans doute 10 000 de plus environ ") au moment de l'évacuation. Il est absolument impossible de connaître le nombre total des morts à Auschwitz, puisque la plupart des registres ont été brûlés par les nazis avant l'évacuation du camp, que les sélections dans les Blocks et les Reviers n'étaient pas enregistrées et, surtout, qu'aucune trace comptable n'existe des déportés des convois conduits directement à la chambre à gaz.

Antérieurement, la Commission générale d'enquête sur les crimes allemands en Pologne , estime à 2 500 000 le nombre de ces victimes. De son côté, H. Langbein a indiqué qu'un déporté qui avait été secrétaire à Birkenau avait fourni une estimation de l'ordre de 1 750 000 personnes avant l'extermination des juifs hongrois et des habitants du ghetto de Lodz. Dans sa déposition devant le tribunal de Nuremberg, Höss, le commandant d'Auschwitz, a donné d'abord le chiffre de 2 500 000 morts. H. Langbein écrit :

« Le docteur Friedrich Entress, médecin du camp, attesta le 30 juillet 1945 à Gmunden que 2 000 000 à 2,5 millions de personnes avaient été tuées, puis admit qu'il pouvait y en avoir eu 5 millions... Maximilian Grabner, chef du bureau politique dont dépendait le service des entrées, et donc seul en mesure de fixer un chiffre exact, déclara le 16 septembre 1945 à Vienne: " Il y avait une telle quantité de morts que j'avais perdu toute vue d'ensemble et je ne pourrais plus dire aujourd'hui combien ont été tués. Mais au moins 3 millions pendant que je dirigeais le bureau politique. " Or, il avait été déplacé en octobre 1943. L'adjudant de cette section, Wilhem Boger, l'évalua à plus de 4 millions. Pery Broad estima le chiffre des victimes passées dans les chambres à gaz à 2,5 ou 3 millions. Toutes ces indications ont été données aussitôt après la guerre, alors que les souvenirs étaient encore nets et qu'aucune des personnes qui avaient été interrogées n'avait été influencée par d'autres estimations ou calculs. »

La revue Le Monde juif (numéro 112 d'octobre-décembre 1983), du Centre de documentation juive contemporaine, a publié une étude de Georges Wellers qui indique que, d'après la documentation dont il disposait et qui concernait 1 613 455 déportés, le nombre des morts dans les chambres à gaz d'Auschwitz s'est élevé à 1 334 700 personnes, dont 1 323 000 juifs, 6 430 Tziganes, 1 605 prisonniers de guerre soviétiques et 3 665 personnes de diverses nationalités (Polonais en particulier). Georges Wellers souligne qu'il s'agit de victimes dont il reste une trace avérée, et que les chiffres réels sont bien supérieurs. Jusqu'en 1991, le chiffre de 4 millions de victimes figurait sur la dalle du monument aux morts de Birkenau... Plus récemment, l'historien du Musée d'Auschwitz Franciszek Piper, faisant le point des connaissances en 1991 (dans un livre intitulé: Auschwitz, How Many Perished Jews, Poles, Gypsies, Karkov, 1991), a estimé que le nombre des victimes a été de l'ordre de 1 100 000.

Un élément nouveau a été apporté par la publication, en septembre 1993, du livre de Jean-Claude Pressac ( les Crématoires d'Auschwitz. La Machinerie du meurtre de masse, Paris, Éditions du CNRS). J.-C. Pressac a pu consulter les 600 dossiers, contenant 80 000 documents, enlevés par l'armée Rouge au moment de la libération du camp et détenus depuis, au secret, par le KGB. Ces documents constituent les archives de la Direction des constructions SS d'Auschwitz (la SS Bauleitung). Ils se rapportent exclusivement à la conception, à la construction et au fonctionnement des chambres à gaz et des fours crématoires d'Auschwitz: projets et plans des ingénieurs, appels d'offres des entreprises, devis, rapports sur les réparations et les innovations techniques proposées et approuvées, correspondances échangées entre les SS et les douze entreprises construisant les installations, notamment la Topf, etc. Le dépouillement méticuleux de ces archives a conduit J.-C. Pressac à décrire minutieusement la " machinerie du meurtre de masse ". S'appuyant sur cette source nouvelle, il a effectué des calculs lui permettant d'estimer le nombre des juifs déportés à Auschwitz à 945 200 et le nombre des morts (juifs et non juifs) à 800 000 (p. 148).

Cette estimation semble trop faible. J.-C. Pressac s'appuie avec raison sur les capacités de traitement des chambres à gaz et surtout des fours crématoires (il était plus facile de tuer que d'incinérer les corps), en tenant compte des dates de mise en fonctionnement, des pannes, etc. Mais les autres éléments de ses calculs sont contestables. Comment a-t-il apprécié le nombre des corps incinérés dans les fosses à l'air libre? N'est-il pas trop optimiste en considérant que 30 à 35 % des arrivants des convois n'étaient pas gazés mais sélectionnés pour le travail ? Höss a bien parlé de 25 à 30 %, mais en fait les SS n'épargnaient que les travailleurs dont ils avaient besoin, c'est-à-dire beaucoup moins. Et l'on sait que des convois entiers ont été exterminés. En outre, beaucoup de doutes subsistent sur le nombre des convois (surtout sur ceux venus des pays de l'Est) et sur les effectifs de ces convois, sur les transferts entre les camps, sur les pertes lors des terribles évacuations, etc. Si bien que les estimations de Raul Hilberg semblent s'approcher davantage de ce qu'a pu être la réalité (950 000 morts, mais pour les juifs seulement).

Conclusion

Auschwitz a constitué la plus gigantesque entreprise criminelle de l'histoire de l'humanité. Là, les nazis ont construit la plus scientifique usine d'extermination de tous les temps. Plus de 1 500 000 personnes sont vraisemblablement passées dans le complexe d'Auschwitz (Auschwitz I-Stammlager, Auschwitz II-Birkenau, Auschwitz III-Monowitz et leurs kommandos). Les historiens et les chercheurs ne sont pas d'accord sur le nombre des morts d'Auschwitz. Il semble qu'il a dû être voisin de 1 200 000 .

Les survivants d'Auschwitz conserveront jusqu'à la fin de leurs jours leur matricule de déporté tatoué sur leur avant-bras gauche par les nazis. Le commandant d'Auschwitz Rudolf Höss a été pendu le 16 avril 1947 sur l'emplacement de l'ancien KZ. Le docteur Fritz Klein a été exécuté en 1945. Le docteur Krammer a été gracié en 1958. Le docteur Mengele a pu se réfugier en Amérique du Sud et est décédé au Brésil où son corps a été identifié en 1985. Le docteur Clauberg, libéré par les Soviétiques en 1955, est mort d'apoplexie à Kiel en 1957 en attendant d'être jugé. Richard Baer, arrêté près de Hambourg en 1960, est mort en 1963 avant d'avoir été jugé.

DOCUMENT Le témoignage d'Elie Wiesel

Le témoignage d' Elie Wiesel, prix Nobel de la paix, apporte une illustration exceptionnelle à l'étude sur Auschwitz.
Il a quinze ans quand il est déporté à Birkenau, au printemps 1944. Sa mère est sa sœur sont conduites, dès leur arrivée, à la chambre à gaz. Son père et lui sont " sélectionnés " pour travailler à l'usine Buna. Devant l'avance de l'armée Rouge, ils seront évacués à Buchenwald, où son père meurt de dysenterie le 28 janvier 1945.
Il a évoqué sobrement son calvaire de jeune garçon déporté dans un livre préfacé par François Mauriac, La Nuit, Paris, Éditions de Minuit, 1958 (les citations sont extraites de l'édition de 1988). Dans son livre-témoignage, Elie Wiesel évoque la solidarité des déportés, mais aussi la sauvagerie des SS et la déshumanisation provoquée par la déportation.

La solidarité des déportés (p. 54)

Elie Wiesel relate comment lors de son arrivée sur la rampe de Birkenau, un déporté anonyme chargé d'accueillir les nouveaux arrivants leur sauva la vie, à son père et à lui:

Ma main se crispait au bras de mon père. Une seule pensée: ne pas le
perdre. Ne pas rester seul.
Les officiers SS nous ordonnèrent:
- En rangs par cinq.
Un tumulte. Il fallait absolument rester ensemble.
- Hé, le gosse, quel âge as-tu ?
C'était un détenu qui m'interrogeait. Je ne voyais pas son visage, mais
sa voix était lasse et chaude.
- Pas encore quinze ans.
- Non. Dix-huit.
- Mais non, repris-je. Quinze.
- Espèce d'idiot. Écoute ce que moi je te dis.
Puis il interrogea mon père qui répondit:
- Cinquante ans.
Plus furieux encore, l'autre reprit:
- Non, pas cinquante ans. Quarante. Vous entendez ? Dix-huit et quarante.
Il disparut avec les ombres de la nuit.

Ce double mensonge devait permettre au père et au fils, lors de la sélection effectuée par les SS, d'être classés parmi les travailleurs et d'échapper ainsi à la mort immédiate.

La sauvagerie des SS

Pendaison d'un enfant accusé de complicité de sabotage (p. 103).

Un jour que nous revenions du travail, nous vîmes trois potences dressées sur la place d'appel, trois corbeaux noirs. Appel. Les SS autour de nous, les mitrailleuses braquées: la cérémonie traditionnelle. Trois condamnés enchaînés - et, parmi eux, le petit Pipel, l'ange aux yeux tristes.
Les SS paraissaient plus préoccupés, plus inquiets que de coutume. Pendre un gosse devant des milliers de spectateurs n'était pas une petite affaire. Le chef du camp lut le verdict. Tous les yeux étaient fixés sur l'enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les lèvres. L'ombre de la potence le recouvrait.
Le Lagerkapo refusa cette fois de servir de bourreau. Trois SS le remplacèrent.
Les trois condamnés montèrent ensemble sur leurs chaises. Les trois cous furent introduits en même temps dans les nœuds coulants.
- Vive la liberté! crièrent les deux adultes.
Le petit, lui, se taisait.
Sur un signe du chef de camp, les trois chaises basculèrent.
Silence absolu dans tout le camp. À l'horizon, le soleil se couchait. - Découvrez-vous! hurla le chef du camp.
Sa voix était rauque. Quant à nous, nous pleurions. - Couvrez-vous !
Puis commença le défilé. Les deux adultes ne vivaient plus. Leur langue pendait, grossie, bleutée. Mais la troisième corde n'était pas immobile: si léger, l'enfant vivait encore...
Plus d'une demi-heure il resta ainsi, à lutter entre la vie et la mort, agonisant sous nos yeux. Et nous devions le regarder bien en face. Il était encore vivant lorsque je passai devant lui. Sa langue était encore rouge, ses yeux pas encore éteints.

La déshumanisation (p. 157)

Elie Wiesel décrit une scène qui s'est produite lors de l'évacuation du camp vers Buchenwald. Les déportés sont depuis dix jours entassés dans des wagons à bestiaux sans toit. Le convoi étant arrêté dans une petite gare, un ouvrier jette un morceau de pain dans le wagon où ils se trouvent.

« Dans le wagon où le pain était tombé, une véritable bataille avait éclaté. On se jetait les uns sur les autres, se piétinant, se déchirant, se mordant.
Des bêtes de proie déchaînées, la haine animale dans les yeux; une vitalité extraordinaire les avait saisis, avait aiguisé leurs dents et leurs ongles.
Un groupe d'ouvriers et de curieux s'était rassemblé le long du train. Ils n'avaient sans doute encore jamais vu un train avec un tel chargement. Bientôt, d'un peu partout, des morceaux de pain tombèrent dans les wagons. Les spectateurs contemplaient ces hommes squelettiques s'entre-tuant pour une bouchée.
Un morceau tomba dans notre wagon. Je décidai de ne pas bouger. J'aperçus non loin de moi un vieillard qui se traînait à quatre pattes. Il venait de se dégager de la mêlée. Il porta une main à son cœur. Je crus d'abord qu'il avait reçu un coup dans la poitrine. Puis je compris: il avait sous sa veste un bout de pain. Avec une rapidité extraordinaire, il le retira, le porta à sa bouche. Ses yeux s'illuminèrent; un sourire, pareil à une grimace, éclaira son visage mort. Et s'éteignit aussitôt. Une ombre venait de s'allonger près de lui. Et cette ombre se jeta sur lui. Assommé, ivre de coups, le vieillard criait:
- Méir, mon petit Méir! Tu ne me reconnais pas? Je suis ton père... Tu me fais mal... Tu assassines ton père... J'ai du pain... pour toi aussi... pour toi aussi...
Il s'écroula. Il tenait encore son poing refermé sur un petit morceau. Il voulut le porter à sa bouche. Mais l'autre se jeta sur lui et le lui retira. Le vieillard murmura encore quelque chose, poussa un râle et mourut, dans l'indifférence générale. Son fils le fouilla, prit le morceau et commença à le dévorer. Il ne put aller bien loin. Deux hommes l'avaient vu et se précipitèrent sur lui. D'autres se joignirent à eux. Lorsqu'ils se retirèrent, il y avait près de moi deux morts côte à côte, le père et le fils. J'avais quinze ans. »

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